lundi 8 octobre 2007

La Hongrie contemporaine : un pays divisé

Le 23 octobre 1989, le président de la république, Matyas Szürös met fin à la république populaire et proclame solennellement la nouvelle République de Hongrie. À la suite de la chute de l'Union soviétique en 1991, la Hongrie développa des liens plus proches avec l'Europe occidentale, joignit l'OTAN en 1999 et l'Union européenne le 1er mai 2004. Avec la Pologne, la Slovaquie et la Tchéquie, elle forme le groupe de Visegrád.

Le Président de la République, élu par le Parlement tous les 5 ans, a un rôle surtout cérémonial. Il a le pouvoir de nommer le Premier ministre. Le Premier ministre choisit ses ministres et a le droit exclusif de les renvoyer. Chaque personne nommée pour un ministère passe devant un ou plusieurs comités parlementaires dans des auditions consultatives ouvertes et doit être formellement approuvée par le Président.
L'Assemblée nationale de Hongrie (la Országgyűlés), unicamérale, comprend 386 membres. Elle exerce le pouvoir législatif en votant des lois d'initiative gouvernementale ou parlementaire. Un parti doit gagner au moins 5 % du vote national pour former une faction parlementaire. Les élections parlementaires nationales ont lieu tous les 4 ans (les dernières ont eu lieu en avril 2006).
La Cour constitutionnelle (15 membres) juge de la constitutionnalité des lois.

La vie politique en Hongrie se caractérise par des rapports inhabituellement violents et haineux entre la gauche et la droite. La population prend part à cette lutte politique à outrance. Lors des élections législatives de 2002 le pays s’est véritablement scindé en deux. L'importance donnée à ces élections dépassait largement son enjeu réel, la campagne était devenue une « question de vie ou de mort ». Viktor Orban appelait alors à faire barrage au retour des « communistes » censés vendre le pays à l'étranger et trahir les communautés hongroises vivant dans les pays voisins — la question des minorités hongroises avait alors une grande importance dans le débat politique. Quant à la gauche, en rappelant les appels du pied d'Orban envers l'extrême droite du MIEP et son discours de plus en plus nationaliste, elle exhortait la population à défendre la démocratie contre les tendances extrémistes de la droite.
Depuis la situation s'est beaucoup apaisée, même si les tensions restent fortes. Le Fidesz a en grande partie abandonné sa rhétorique nationaliste. Bien que le parti n'ait jamais admis cette analyse, beaucoup considèrent que sa défaite de 2002 est due au fait qu'il a effrayé son électorat plus centriste.
En 2006, la droite hongroise s'attendait à retourner au pouvoir après 4 ans dans l’opposition. Majoritaire dans les sondages jusqu'au mois de mars, le Fidesz a cependant perdu les élections. Cet échec constitue une première dans la vie politique hongroise depuis la transition démocratique dans la mesure où un gouvernement sortant, cette fois la coalition de centre-gauche formée par le MSZP (socialistes) et le SZDSZ (libéraux) réussit à se maintenir au pouvoir. De nombreux analystes attribuent ce nouvel échec électoral du Fidesz à son incapacité de se reformer suite à 2002 et surtout à la rhétorique populiste que ces principaux dirigeants n’ont jamais tout à fait abandonné au cours des dernières années.
Suite à la victoire de la gauche, le premier ministre Ferenc Gyurcsány (arrivé au pouvoir en octobre 2004 suite à un dit « coup » renversant Péter Medgyessy et organisé dans les rangs du MSZP), se lance dans des réformes à vocation surtout néo-libérale. Depuis le début de l’année 2006, le déficit budgétaire du pays risque de nuire au fonctionnement de son service public et de mettre en cause la compétitivité de son économie. Ces réformes, marquées notamment par une hausse des impôts et de licenciements importants dans la fonction publique, sont largement controversées non seulement dans les rangs de l’opposition de droite mais aussi au sein du Parti socialiste.

Histoire de la Hongrie - Sous la dictature soviétique

Après 1945 : accords de Yalta pousse la Hongrie dans le giron soviétique.
Février 1947 : traité de Paris. Rétablissement des frontières de 1920, Hongrie condamnée à payer 300 millions de dollars de réparations dont 200 à l’Union soviétique, 70 à la Yougoslavie et 30 à la Tchécoslovaquie. Le traité ne tient pas compte de la répartition ethnique et ne garantit pas le droit des minorités.
Echange de population entre la Hongrie et la Tchécoslovaquie concerne 70 000 personnes. 200 000 Allemands expulsés de Hongrie. Sur 600 000 prisonniers de guerre hongrois, 150 à 200 000 périssent dans les camps soviétiques.
1944- 1945 : exode de centaines de milliers de Hongrois vers l’Autriche et l’Allemagne, dont 100 000 au moins ne sont pas revenus.
Un demi-million de Juifs ont été déportés, dont 150 000 ont pu regagner la Hongrie.

1949 : la Hongrie adhère au CAEM (Conseil d’aide économique mutuel).
1955 : adhésion au pacte de Varsovie.

Novembre 1945 : élections. Démocratie parlementaire assure la victoire du parti des petits propriétaires. Gouvernement de coalition formé avec l’aide des sociaux-démocrates, communistes et parti national paysan.
1er février 1946 : constitution démocratique adoptée. Président pasteur calviniste Zoltàn Tildy (1889- 1961). Très important travail de reconstruction. Réforme agraire. Nationalisation des banques et entreprises de plus de 100 employés.

Parti communiste dirigé par Màtyàs Ràkosi (1892- 1971) et soutenu par l’Union soviétique accuse ses adversaires de conspiration, notamment à l’encontre du président du Conseil Ferenc Nagy et du cardinal Jozsef Mindszenty. Puis renforcement de sa position par l’organisation d’élections truquées et mouvements de masse pour des revendications politiques et sociales.
Juin 1948 : unification du parti communiste et social-démocrate sous la bannière « Parti des travailleurs hongrois ».
Août 1948 : nouvelle constitution instaurant la république populaire, système socialiste, parti unique, centralisation étatique, nationalisation de l’économie et planification. Même les maisons d’habitation ayant plusieurs locataires sont nationalisées en 1952.
Dans le domaine agricole, collectivisation forcée et collecte obligatoire : diminution de la production et pénurie des denrées alimentaires.
La planification permet le développement de l’industrie lourde.
1948 : nationalisation de l’enseignement.

Juin 1949 : purifications au sein même du parti.
Procès de Làszlo Rajk (1909- 1949), ancien ministre de l’Intérieur puis des Affaires étrangères, exécuté en tant qu’agent des services secrets étrangers et notamment yougoslaves. Permet de centraliser le pouvoir autour de Ràkosi. Fortes répressions. Baisse du niveau de vie.

Jusqu’en 1945, la Hongrie reste divisée entre élites et peuple. On retrouve ces clivages au niveau de la diversité associative : clubs et associations de défense d’intérêts se situent dans une lignée bourgeoise et élitiste, alors que le socialisme ouvrier et agraire fait des émules. Contre le régime de Horthy, les communistes représentaient une force d’opposition, fondée sur le rationalisme issu des Lumières et non sur l’exaltation nationaliste. Entre 1945 et 1947, ils soulèvent l’espoir de l’implantation d’une République démocratique : réforme agraire, instruction et culture pour tous, liberté associative. En deux ans, le régime soviétique va implanter une égalité de force, qui va bouleverser les anciennes distributions du pouvoir. En soubassement, c’est encore une fois la défense de l’identité nationale qui a permis de lier les individus entre eux.

Fonder une nouvelle société
Premièrement, la réforme agraire de 1945 permet de supprimer le pouvoir des grands propriétaires fonciers et de transférer les terres aux paysans. Ces derniers sortent victorieux des uniques élections libres organisées en novembre 1945 : le parti des petits propriétaires remporte alors 57% des voix, les communistes seulement 17. Après des siècles d’oppression, la liberté républicaine est un espoir formidable de mettre enfin fin à l’archaïsme du pays.

Deuxièmement, persécutés et massacrés sous le régime de Horthy, les Juifs ayant survécu aux camps considèrent plus que quiconque les Soviétiques comme des libérateurs. Sans véritables assises sociales malgré leur succès en tant que force d’opposition durant la guerre, les communistes doivent créer une nouvelle société de toutes pièces. Ils commencent donc par s’appuyer sur la petite bourgeoisie social- démocrate, majoritairement juive, opprimée par le courant nationaliste, et qui avait accédé de manière éphémère au pouvoir avec les communistes sous la République des Conseils de 133 jours.

Troisièmement, la démocratisation de l’instruction publique et de la culture mettent enfin la « haute culture » au service du peuple, l’éducation populaire permettant de former des cadres issus du monde paysan. Si ce mouvement d’éducation populaire est fermé dès 1948, il restera un mouvement démocratique en arrière-plan des réformes de 1956 et des années 1970.

Enfin, la vitalité du milieu associatif reprend, à l’exception des clubs et casinos des magnats élitistes. Cependant, c’est sur la logique de parti que s’appuient les communistes et non sur des cercles démocratiques et autonomes fédérant les bases populaires. Le communisme ne vient pas d’en bas mais d’en haut : il ne cherche pas à gagner une légitimité, il l’impose. D’autant plus qu’il manque de bases importantes et établies depuis longtemps.

Imposer cette légitimité suppose la destruction des voix discordantes. Et c’est peut-être en cela que le pouvoir mis en place a été le plus novateur. En effet, nous avons constaté que les associations sont de deux ordres : les unes visent à défendre les intérêts d’un groupe ou d’une classe, les autres à réformer la société dans une démarche communautaire, d’après une « vue d’ensemble » intellectuelle initiée par les sociologues. La force du pouvoir soviétique a été de porter atteinte à la structure même de la société : en l’absence de repères, en l’absence de clivages sociaux fondant les revendications du passé, les voix discordantes ne peuvent plus se fonder sur la défense d’intérêts spécifiques : c’est l’association utilitaire qui est visée en premier.
« C’est justement parce que le noyau utilitariste des idéologies allait de soi que la conduite anti-utilitariste des régimes totalitaires, leur indifférence complète à l’intérêt des masses, a constitué un tel choc. »[1]

Ainsi, un des buts fondamentaux du pouvoir soviétique est de détruire les fondements de l’ancienne société. Après avoir mis fin aux derniers liens féodaux économiques et culturels entre noblesse terrienne et paysannerie, en transférant les latifundias aux paysans, le pouvoir soviétique les asservit à son tour en introduisant la collectivisation forcée et l’industrialisation, le parti des petits propriétaires étant démantelé. Parallèlement, la nouvelle classe populaire formée par l’instruction publique et la classe petite -bourgeoise accèdent aux sphères du pouvoir.
Le bouleversement des structures sociales est accompagné d’une série d’épurations engendrant une atomisation complète de la société : il ne subsiste que l’individu contraint par la peur, méfiant à l’égard de ses voisins potentiellement dénonciateurs.
Dans une société où chacun a peur de l’autre ne survit aucun lien, si ce n’est la cellule familiale, détruite à son tour par les arrestations et les internements d’une part, l’enrôlement dans des associations officielles d’autre part. Au sein des Jeunesses communistes, l’enfant doit admirer Staline et le parti avant son propre père. La série d’épurations menée par la dictature fait dire à Miklos Molnàr :
« On peut se demander si l’on s’est vraiment rendu compte du fait que la répression en apparence aveugle, insensée, opérée sans discrimination avait un but, à savoir précisément la destruction de la société civile ? »[2]

Selon le même auteur, durant le régime stalinien de Ràkosi, 2 millions de personnes sur 9 font l’objet de dénonciation, dont 1 300 000 de poursuite pénale et un nombre inconnu d’internements. Un tiers des familles aurait compté un membre condamné.
La Terreur rouge a donc pour effet d’instaurer la peur et le déracinement des personnes soupçonnées ou condamnées, dont l’insertion sociale devient problématique. C’est bien la suppression des liens sociaux qui est visée.

En reprenant la formidable analyse faite par Hannah Arendt, on peut affirmer que le pouvoir soviétique devient pleinement un pouvoir totalitaire lorsqu’il s’appuie sur les masses. Or, en supprimant tout lien social, c’est ce qu’il vise effectivement à accomplir.
« Les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d’individus atomisés et isolés. (…) On ne peut attendre une telle loyauté que de l’être humain complètement isolé qui, sans autres liens sociaux avec la famille, les amis, les camarades ou de simples connaissances, ne tire le sentiment de posséder une place dans le monde que de son appartenance à un mouvement, à un parti. La loyauté totale n’est possible que lorsque la fidélité est vidée de tout contenu concret duquel pourraient naturellement naître certains revirements. »[3]

Il est ici intéressant de constater que le pouvoir soviétique ne supprime pas totalement les associations : il les reprend à son compte. En effet, l’association a alors pour but d’encadrer les individus « dans chaque sphère de sa vie ». Ainsi, le système totalitaire se construit dans un premier temps sur une double façade protectrice pour les membres dirigeants, acceptable pour ceux qui y sont extérieurs. Le maintien du milieu associatif permet d’asseoir le pouvoir sur des apparences démocratiques, que ce soit pour la population sous sa coupe ou pour les puissances étrangères. C’est pourquoi l’illusion a duré si longtemps auprès des intellectuels occidentaux et notamment français.

Pourtant, les cercles associatifs sont entièrement soumis au contrôle de l’Etat, que ce soit les organisations professionnelles, syndicales, culturelles et artistiques, sportives, etc. Les fondations sont interdites. Aucun espace n’est délaissé : le pouvoir soviétique fonde et gère une nouvelle société civile. Des associations militantes sont remplacées par des organisations de masse gérées d’en haut et contrôlées centralement. La dimension « volontaire » de l’association démocratique prend ici tout son sens. Mais à la lumière de l’histoire des pays satellites, une autre question se pose : dans quelle mesure l’Etat doit-il intervenir dans une association ? L’importance des financements publics et des contrôles divers et variés ne risquent-ils pas de porter atteinte à la liberté de l’association ?

Dans le système soviétique, pouvoir politique et nouvelle société sont les réalités d’un tout indissociable.

Par l’intermédiaire d’un encadrement total, elle forge une société où chacun est à une place spécifique mais aussi où chacun bénéficie d’avantages auparavant dévolus aux élites : l’instruction, la culture, les arts, les congés, le sport et autres divertissements.
Les associations ont été ainsi les fers de lance d’une égalité forcée.

Cette démarche communautaire a été entièrement reprise par le pouvoir : l’utopie de réforme sociale intégrale a été revendiquée par l’idéologie communiste. Et c’est pourquoi elle a gardé tant de force et de défenseurs, autant parmi ses dirigeants que parmi les intellectuels occidentaux, qui ne voulaient voir que le visage positif de ce qui a été un totalitarisme.

Cependant, c’est sur ce plan que le pouvoir soviétique a échoué : il a négligé la force de ce petit groupe de sociologues, rejoint par des historiens, des écrivains, des journalistes et des artistes, qui formèrent l’intelligentsia à la base de la révolution de 1956.
Dans un contexte de peur et de méfiance générale, où la société est réduite à l’individu isolé et traqué, l’intelligentsia joue un rôle capital de contre-pouvoir clandestin.
C’est elle qui soutient le réformiste Imre Nagy dès 1953, par l’intermédiaire du journal de l’Association des écrivains, Irodalmi Ujsàg (Gazette littéraire) et le journal officiel du parti, Szabad Nép (Peuple libre). C’est au sein de l’intelligentsia communiste que se propage la rébellion par l’intermédiaire des hautes écoles, des instituts de recherche scientifique, des maisons d’édition, des théâtres. Les associations officielles représentant les journalistes, les artistes et les écrivains en sont les fers de lance. De même, après la chute de Nagy des arcanes du parti en avril 1955, c’est un groupe formé au sein même des Jeunesses communistes en mars 1955, le Cercle Petöfi, qui continuera à le défendre jusqu’à ce que la répression s’abatte sur eux. Par ailleurs, c’est encore une fois le nationalisme qui va leur permettre de fédérer la révolution de 1956.
« Ce réveil de la société avait toutefois été au départ, plutôt un sursaut et ensuite une révolte des élites. Certes l’opinion publique de la majorité silencieuse souhaitait le succès de Nagy, mais le conflit ouvert s’est déroulé dans le vase clos de l’intelligentsia. Hormis un tout petit groupe au sein de l’élite politique, c’était essentiellement les écrivains, les artistes, les enseignants qui avaient appuyé la politique réformiste et qui menaient le combat contre les dirigeants staliniens et leur puissant appareil. Toujours est-il que derrière le combat d’avant-garde des intellectuels, toute la société civile s’est redressée pour partir à l’assaut, le moment venu, contre les bastions du totalitarisme. »[4]

La révolution démocratique écrasée
Les signes du dégel donnés par le XXe Congrès du parti soviétique durant lequel Khrouchtchev dénonce les crimes staliniens fait souffler un incroyable vent de liberté. Le détonateur de la révolution de 1956 est donné par la réhabilitation et les obsèques publiques de Rajk : 100 000 personnes manifestent alors en silence.
Le 23 octobre, en solidarité avec les Polonais, les étudiants, artistes et écrivains se réunissent au pied de la statue de Petöfi et proclament une revendication en 12 points, comme l’avait fait Kossuth lors de la révolution de 1848. Au fur et à mesure de la journée et notamment après la sortie des usines implantées par la force par le régime soviétique, les milliers d’ouvriers rejoignent la foule, qui atteint alors 300 000 personnes. La radio est prise, la statue de Staline déboulonnée. Si la police politique ouvre le feu sur la foule, la police municipale fournit, elle, des fusils aux insurgés.
L’Armée Rouge est appelée au secours : la manifestation, devenue révolte se transforme alors en révolution. Après cinq jours de lutte, Imre Nagy est nommé Premier ministre. Malgré son appel au calme, la lutte pour la liberté se poursuit. Le parti finit par être dissous : les petits propriétaires, les sociaux-démocrates et les paysans intègrent le cabinet. Si les insurgés cessent les combats, ils demandent cependant des comptes au nouveau pouvoir.
Un nouveau système politique et social renaît de ses cendres en l’espace d’un instant : le multipartisme est instauré ; police, armée et insurgés assurent l’ordre ensemble, malgré des débordements dans les deux camps.

La grande originalité de la révolution hongroise est sans conteste sa spontanéité : si un noyau dur formé par l’intelligentsia a donné une impulsion décisive, elle a été très rapidement rejointe par une foule disparate unie autour de la défense de la liberté et de l’indépendance nationale. Rapidement, cette foule s’organise en créant des organes d’autogouvernement : comités nationaux, conseils révolutionnaires, conseils ouvriers, assurant la direction d’un quartier, d’une institution, d’une usine.
Alors que les conseils révolutionnaires organisent la vie politique, les conseils ouvriers gèrent le volet économique. Les conseils sont, dans un premier temps, la seule alternative aux partis, mais un parti qui serait directement issu du peuple sans idéologie ni théorie préalable. C’est la confiance qui en lie les membres et la force de conviction qui en distingue les meneurs. Ces groupes, issus de la survivance de liens amicaux ou de voisinage, se fondent sur la souplesse des débats et sur une volonté de s’inscrire durablement dans le temps. Comme le mentionne Hannah Arendt, « au sein de chaque groupe disparate la formation d’un conseil a transformé une coexistence de pur hasard en une institution politique. » De plus, ces associations démocratiques spontanées ont très rapidement couvert de larges secteurs d’activité.
« (…) révolution spontanée, pluraliste, multiforme, sans direction centrale ni tendance dominante si ce n’est la volonté commune d’indépendance nationale et de liberté civile. Le dénominateur commun, à part le sentiment national, est l’élan vers une société civile multiple et policée. Personne n’a même entendu parler de société civile, mais, du village perdu à la grande usine, en passant par les associations d’écrivains, d’artistes ou de croyants, chacun a saisi une parcelle du pouvoir appartenant aux citoyens. »[5]

La révolution de 1956 est, en ce sens, est la première expérience réellement démocratique de la Hongrie : le communisme ayant détruit les clivages sociaux en instaurant un régime de peur, l’individu est seul défenseur de sa propre liberté. A la communautarisation soviétique forcée, le peuple répond par un élan communautaire spontané qu’il n’avait jamais connu auparavant. En l’absence de classes, ce n’est pas la défense d’intérêts qui engendre la révolution mais la volonté commune de vivre dans un pays libre. Les associations formées alors pourraient être les premiers cercles démocratiques tocquevilliens de toute son histoire : chacun organise un pan de la société pour le bien de tous, pour le bien commun.
«Si une chose telle qu’ « une révolution spontanée » à la Rosa Luxemburg – ce soulèvement soudain d’un peuple opprimé, luttant pour la liberté et pratiquement rien d’autre, sans le chaos d’une défaite militaire qui le précéderait, sans le recours aux techniques du coup d’Etat, sans le réseau dense d’un appareil d’organisateurs et de conspirateurs, sans la propagande déstabilisante d’un parti révolutionnaire, c’est-à-dire ce que tout le monde, les conservateurs comme les libéraux, les radicaux comme les révolutionnaires, avait rejeté tel un beau rêve – si donc une telle révolution a jamais existé, alors c’est nous qui avons eu le privilège d’en être les témoins. (…) C’est dans l’essor des conseils, et non dans la restauration des partis, que se trouve le signe évident d’une véritable renaissance de la démocratie contre la dictature, de la liberté contre la tyrannie. »[6]

L’initiative est portée par les élites du système soviétique, l’intelligentsia, qu’un endoctrinement décennal n’a pas suffi à asservir. La population reste pleinement consciente du mensonge de l’envahisseur. L’union des communistes, fers de lance du mouvement, et de la population, montre à quel point la distance critique avait pu être maintenue.

Et pourtant … peu ou prou d’historiographies mentionnent le retour des slogans antisémites dès le deuxième ou troisième jour de la révolution. Et il est peu mentionné, que les Hongrois fascistes admirateurs de Hitler et de Szàlasi, passés en Autriche, refont alors leur apparition au sein des manifestations. D’ailleurs, les villes frontalières déplorent plus de massacres que la capitale. Enfin, la traque des Juifs parmi les dissidents réfugiés en Autriche durant la révolution laisse à penser qu’un sentiment nationaliste aux relents inavouables a également accompagné la révolution démocratique.

Qu’est-ce que la révolution de 1956 aurait pu donner ? De quel régime aurait-elle pu accoucher ? D’un nationalisme conservateur fondé sur l’aristocratie catholique comme l’a prôné le cardinal Mindszenty ? D’une démocratie socialiste menée par Imre Nagy ? Dans cette seconde perspective, les sociaux-démocrates opprimés par les communistes l’auraient-il rallié, permettant la formation d’une « troisième voie » tant rêvée entre capitalisme et communisme ? L’écrasement de la Hongrie par l’Armée rouge ne nous permet malheureusement pas de répondre à ces interrogations. Cependant, on peut affirmer que le type d’association fondé spontanément durant cette courte révolution laisse à penser que la démocratie n’était plus une voie étrangère à la Hongrie. Ainsi, c’est encore une fois à la lumière des associations que se mesure les évolutions sociales et politiques et la capacité d’un peuple de défendre des valeurs démocratiques.
Si la révolution est écrasée, les protestations se poursuivront de manière silencieuse, notamment par désertion des lieux publics lors des dates anniversaires d’octobre 1956. Par ailleurs, les samizdats ne cesseront de circuler sous le manteau, au sein de groupes informels et amicaux réunis clandestinement.

Gel et dégel
Suite à l’écrasement de la révolution de 1956, c’est en premier lieu la liberté d’action qui est touchée par la suppression des conseils révolutionnaires. Ensuite, la liberté de pensée fut impitoyablement condamnée par la persécution des intellectuels. Cependant, des concessions furent accordées dans le domaine économique : le régime soviétique a alors compris que la satisfaction de besoins de base pourraient un temps faire taire d’autres revendications. Si des assouplissements sont apportés sur le plan judiciaire, administratif et économique, le contrôle étatique et policier reste intangible dans un premier temps. La grande réforme économique hongroise de 1968, appelée « nouveau mécanisme économique » introduit une coopération fondée sur la libéralisation du marché.
La réforme touche premièrement le monde rural, en baisse constante : l’alliance du collectif et du privé permet en effet d’instaurer une forme de compétitivité fondée sur la compétence et non sur le lieu de naissance ou l’origine sociale. C’est la première fois dans l’histoire hongroise que les paysans ont la possibilité de s’enrichir. Deuxièmement, les activités assimilées au secteur privé – commerce, artisanat et petites entreprises – bénéficient également de cet élan. L’imbrication entre collectif et privé apporte une très forte dynamique à l’ensemble de l’économie. Attirée par l’augmentation des revenus, la population cumule les heures de travail pour pouvoir s’enrichir en profitant des deux secteurs. Plusieurs écrivains, majoritairement populistes, dénoncent ce nouvel asservissement qui délite encore une fois la cohésion sociale et dénigre la culture et l’instruction : le pays se construit sur l’intérêt à défaut de se construire sur la démocratisation.

Pourtant, la libéralisation économique apporte également une libéralisation sociétale : la liberté d’opinion s’affirme en public, véhiculée par les journaux. La pratique religieuse cesse d’être condamnée. Enfin, la Hongrie s’ouvre au monde : les maisons d’éditions étatiques éditent les traductions d’auteurs étrangers auparavant interdits ; les voyages à l’étranger sont facilités.

Cependant, si la libéralisation permet la formation d’une classe moyenne importante, englobant les intellectuels, les entrepreneurs, les techniciens, les paysans et une partie d’ouvriers, les inégalités sociales refont surface, de manière d’autant plus criante qu’elles se fondent sur les combines et la corruption. Une nouvelle cassure sociale apparaît ainsi entre nouveaux riches et pauvres exclus du système. Si le pouvoir soviétique a accordé d’importantes concessions en matière de liberté économique et privée, elle ne permet pas à la population d’accéder au pouvoir politique.

Pourtant, le pouvoir soviétique a échoué dans sa volonté de cloisonnement et d’atomisation de la société : par la libéralisation économique, elle recrée l’une des bases de l’association : la défense des intérêts. Dans une démarche utilitariste, la population fait l’objet de regroupements informels fondés sur le clientélisme, où la frontière entre l’économique et le politique s’estompe.

« C’est donc sur un terrain accidenté, tantôt dans des cadres légaux tantôt comme « rivière souterraine », et toujours en lignes de forces entrecroisées que s’est développée une société civile laissant derrière elle l’encadrement social vertical comme une coquille vide. »[7]

Durant les années 1980, la crise économique et politique de l’Etat communiste a donc des impacts sur toute la sphère économique, sociale et politique : la frontière entre le public et le privé, entre le politique et l’économique devient friable.

La défense des minorités hongroises dans les pays limitrophes constitue la préoccupation première de la population : « la société civile s’est substituée dans ce domaine à l’Etat ».[8] Les revendications portant sur la récupération des territoires magyars fédèrent encore une fois le peuple hongrois, qui s’unit au sein de manifestations de protestation dès les années 1970. A partir de la fin des années 1980, le sort des minorités hongroises constitue le débat principal dans les médias, les livres, les manifestations, contraignant le pouvoir à formuler des protestations auprès du pouvoir roumain.

Deuxièmement, les associations s’organisent pour défendre les intérêts d’une région ou d’un groupe. Ainsi, des corporations se recréent autour du pouvoir d’un chef ou d’un groupe influent sur un modèle féodal. Alimentés par la corruption, ils sont des intermédiaires entre le pouvoir politique et leur sphère d’influence, agissant en véritables groupes de pression.

En marge de ces deux orientations, un milieu associatif diversifié apparaît, majoritairement soumis au pouvoir de l’Etat ou à celui des patrons. Cependant, selon les propos de Miklos Molnàr, plusieurs milliers d’associations bénéficieraient à ce stade d’une « autonomie politique, financière et idéologique indiscutable. »[9]
Pourtant, l’Etat interfère directement via l’administration ou indirectement via ses organisations dans la vie de l’association : si le ministère de l’Intérieur se borne à surveiller les statuts et le fonctionnement, c’est l’Etat qui crée toute nouvelle association et transforme les anciennes.
Cependant, progressivement, le milieu associatif a cherché à se libérer de la tutelle étatique en nommant de nouveaux dirigeants, en critiquant de plus en plus ouvertement l’autoritarisme, en organisant des conférences et des programmes en marge de la sphère officielle, relayés par les médias. Ce mouvement de libéralisation de la vie privée se situe dans le prolongement du dégel des années Kàdàr : il fait suite à la libéralisation économique et au retour de l’initiative privée. A partir des années 1988-1989, le mouvement atteint une ampleur significative.
« (…) le mouvement déborde, cette fois-ci, le cadre de la société civile dans l’acception étroite du terme. Il revendique maintenant non seulement quelques espaces, mais pratiquement tout le terrain, il revendique … la liberté. (…) les associations se multiplient et occupent le centre et de l’espace social et de l’espace politique.»[10]

Ainsi, certaines organisations qui commencèrent en tant que groupes environnementaux ou d’alternatives scientifiques ou encore des associations professionnelles créèrent la base d’un mouvement non-officiel, plus tard d’opposition. Les groupements clandestins puis les associations crées à la fin des années 1980 se multiplient notamment dans le domaine religieux, culturel, écologique, dans la représentation d’intérêts, dans le « débat public » et enfin, dans le domaine politique.

Les associations religieuses témoignent d’une diversification importante des cultes et des croyances, tels que les Témoins de Jehova, les Baptistes, les Advantistes, les Méthodistes ou encore les Nazaréens.
Les associations culturelles restent, elles, dans le giron des organisations officielles : Jeunes communistes et Front Patriotique Populaire. Parallèlement, de nombreux clubs de discussion et de lectures auparavant interdits se reforment et poursuivent une activité de plus en plus libre, notamment au sein des universités mais aussi de l’enseignement secondaire. Parallèlement aux foyers culturels officiels se développent des foyers locaux financés collectivement.
Si les associations sportives et de loisirs sont les plus importantes, elles restent cependant soumises au pouvoir de l’Etat.
Enfin, c’est au sein du Front Patriotique Populaire que se développent les mouvements écologiques, qui se cristallisent autour de la lutte contre la construction des barrages sur le Danube.

Le milieu associatif renaissant est donc divisé en plusieurs tendances : il comprend d’une part des regroupements de particuliers soucieux de défendre leurs intérêts, d’autre part des associations nées au sein d’organisations officielles qui jouent le rôle d’intermédiaire entre les citoyens et le pouvoir politique. C’est de ces dernières que naissent les futurs partis politiques. Enfin, il faut signaler que les médias jouèrent un rôle important dans la libéralisation du pays, donnant la parole à des intellectuels exprimant de plus en plus ouvertement leur opinion.

Les institutions de la « société civile » regagnent progressivement leurs droits. La première étape de ce processus eut lieu en 1987, quand le Code civil hongrois réintégra le statut des fondations. C’est alors que Georges Soros s’installe en Hongrie. D’après Eva Kuti, ce pas en avant serait dû à l’aveu de défaillance fait par l’Etat quant à la satisfaction de besoins sociaux. Faisant fonctionner un système à deux vitesses avant tout favorable à la nomenklatura, il aurait délaissé des pans entiers de la population hongroise. C’est pour permettre aux fondations de prendre soin de ces derniers que l’Etat aurait relâché son contrôle.

En janvier 1989, la Hongrie va plus loin puisque l’Assemblée nationale vote une loi sur la liberté d’association. En un an, la réglementation sur le fonctionnement et la gestion économique des partis fut mise en place, parallèlement au vote des lois sur la liberté religieuse et des institutions religieuses. Le résultat de cette nouvelle situation juridique ainsi que la mise en place d’un nouveau système d’impôts qui permit la constitution de ressources financières, fut l’essor des « organisations à but non lucratif » (nonprofit organisations) ainsi que l’affirmation de leur rôle social et de leur poids économique.

Ainsi, la révolution de 1956 a eu un effet inattendu : la libéralisation du pays sur des bases économiques et utilitaristes. La défense des intérêts est à la base du dégel, rendant les frontières floues entre l’Etat et la population, entre le politique et l’économique, entre le public et le privé.


Il nous semblait ici important de décrire cette évolution, dont l’interprétation historique est à la base de désaccords contemporains fondamentaux. En effet, comme nous avons pu le remarquer dans les citations ci- avant, un historien d’origine hongroise comme Miklos Molnàr emploie constamment le terme « société civile » pour qualifier une population informelle, qui voudrait accéder à la liberté contre un Etat oppresseur, notamment par l’intermédiaire des associations.
Si la dimension totalitaire du pouvoir soviétique jusqu’au dégel ne fait aucun doute, on peut toutefois se demander si la chute du régime soviétique est due en premier lieu à cette lutte de la « société civile » ou bien à la dégénérescence du pouvoir soviétique, miné par le clientélisme et la corruption tout autant que la société elle-même. En effet, la frontière entre pouvoir politique et société nous semble moins évidente qu’il n’y paraît. Si l’on considère le milieu associatif, nous avons pu constater qu’il contient plusieurs tendances. La majeure partie des associations agissant dans le cadre communautaire – associations sportives, culturelles, artistiques, sociales, écologiques – sont entièrement assujetties à l’Etat, que ce soit directement ou indirectement en évoluant au sein d’organisations. D’autres associations ont pour but de défendre les intérêts de groupes véhiculés par le clientélisme lié à l’Etat d’une part, par le corporatisme d’origine féodale d’autre part.
On compte par ailleurs des associations religieuses et enfin, des associations que nous nommons « nationalistes » dans le sens où elles défendent les minorités magyares et l’identité nationale.
La dichotomie « société civile » / Etat nous semble donc relativement artificielle. Or, celle-ci est à la base des considérations actuelles sur le milieu associatif, que ce soit en France ou en Hongrie.
[1] Hannah Arendt« Le totalitarisme » in Les origines du totalitarisme, coll. « Quarto », Gallimard, 2002, Paris. Page 665.
[2] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 116.
[3] Hannah Arendt, op. cit. Page 634.
[4] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 165.
[5] Miklos Molnàr , Histoire de la Hongire, op. cit. Page 408.
[6] Hannah Arendt, « Réflexions sur la révolution hongroise » in Les origines du totalitarisme, op. cit. Page 899 et 925.
[7] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 214.
[8] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 308.
[9] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 314.
[10] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 315.

Histoire de la Hongrie - L'avènement du socialisme : introduction

Le parti ouvrier est crée en 1906. Il s’appuie sur l’anarcho-syndicalisme, sur les prisonniers de guerre de l’Armée rouge de Trotski et sur des dirigeants formés à Moscou.

La République des 133 jours : 1918- 1919
C’est grâce à la fusion des sociaux-démocrates et des communistes, ralliés par le cercle de Galilée des sociologues petits bourgeois, que Béla Kun va diriger pendant 133 jours la République des Conseils.

Dans un contexte de désarroi total, jetant dans la rue des millions de pauvres, de soldats démobilisés et de chômeurs, la prise du pouvoir par les communistes ne s’oppose à aucune opposition. La République des Soviets et la dictature du prolétariat sont proclamées le 16 novembre 1918. Cependant, cette prise de pouvoir aussi soudaine qu’éphémère ne s’appuie pas sur des bases sociales solides. « Tout s’y opposait, les traditions, les structures sociales, les mentalités collectives. »[1]

De fait, comme le dira plus tard Staline au sujet de la Pologne, « introduire le communisme en Pologne serait comme seller une vache ».
C’est pourquoi le pouvoir sera rapidement repris en main, le parti communiste interdit pendant 25 ans et les sociaux-démocrates persécutés.
Certes, la Hongrie compte en 1937 pas moins de 2 765 syndicats et associations professionnelles, mais elles seront bientôt interdites.
Comme le mentionne Miklos Molnàr, c’est une « certaine immaturité de l’esprit démocratique » qui a permis au pouvoir soviétique de s’implanter durablement en Hongrie.

[1] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 336.

Histoire de la Hongrie - Eveil national et romantisme : le nationalisme hongrois

Division ethnique - 1910
54,4 % Hongrois
16,1% Roumains
6,6 % Serbes et Croates
10,4 % Allemands
10,7% Slovaques
2,5% Ruthènes
1,7 % autres
La magyarisation n’a donc pas été profonde, si ce n’est dans les villes allemandes et juives.

Religion
49 % catholiques
14% calvinistes
12,8 % orthodoxes
11 % uniates
7,1 % luthériens
5% juifs


Le courant nationaliste traverse toute la Hongrie du XXe siècle.

Cf. Sunshine de Istvàn Szabo (1999) avec Ralph Fiennes.

Si la révolution hongroise de 1848 est démocratique, elle est avant tout nationaliste. La littérature romantique et nationaliste, la modernisation et la défense de la langue hongroise sont les fers de lance du mouvement réformateur au sein de la société. Si Joseph II interdit les cercles et fait fermer les bibliothèques, qui seront soigneusement épurées avant leur réouverture en 1811, le mouvement nationaliste est repris par les cercles littéraires estudiantins maintes fois interdits et reformés clandestinement, même si les règnes de François Ier (1792-1835) puis celui de Ferdinand V (1835-1848) sont marqués par un retour à l’autoritarisme pur et dur et à une prolifération des espions.

Le nationalisme s’affirme également sur le terrain économique, puisqu’un mouvement porté par Kossuth comptant environ 50 000 membres, parmi lesquels des nobles, des bourgeois, des ouvriers et des paysans défend l’économie nationale. Cette Association pour la Protection de l’Industrie Nationale, créée en 1844, encourage ses membres à acheter uniquement la production hongroise. Il est intéressant de remarquer qu’une association de type identique existe aujourd’hui en Hongrie.

Les associations de défense de l’identité nationale
Ainsi, l’effervescence associative se développe en réaction contre Vienne : de nombreuses associations sont alors créées pour défendre la langue hongroise et la culture nationale. Dans les années 1790, des associations appelées « cercles de lecture » sont crées majoritairement par les intellectuels et les nobles influencés par les Lumières. Peu d’entre eux remettent en cause la prééminence nobiliaire, qui dirige le pays par l’intermédiaire de la Diète et des comitats. Si les nobles se battent majoritairement pour l’identité nationale et le maintien de leurs privilèges, une minorité est cependant influencée par la Révolution française et s’oppose au système féodal : des clubs de Jacobins sont crées en Hongrie – même si leur nombre a été surestimé par l’historiographie viennoise et communiste –, ayant pour but la libération du joug habsbourgeois et la transformation de la Hongrie en République indépendante. Ainsi, le poète hongrois Jànos Batsànyi, cité par Miklos Molnàr, écrit :[1]
« Et vous, bourreaux de serfs, vous dont la raison d’être
Est de faire couler le sang dans vos pays,
Ouvrez plutôt les yeux : vous verrez apparaître,
Le destin que pour vous on écrit à Paris. »

(Traduction de Guillevic et de J. Rousselot)

Le vent révolutionnaire radical souffle également en Hongrie mais ne s’y accroche pas. Terrifiés par la radicalisation jacobine en France et les révoltes paysannes en Roumanie, les magnats craignent de perdre le pouvoir. L’armée révolutionnaire ne libère pas la Hongrie du servage : c’est la révolution démocratique et nationaliste de 1848 qui s’en charge.

Comme nous l’avons étudié ci-dessus, la révolution de 1848 consacre la défaite de la démocratie au profit du libéralisme et du nationalisme. Au début du XXe siècle, le vieux parti libéral échoue à son tour sur pression des indépendantistes : le gouvernement Werkele élu en 1906 poursuit une politique résolument nationaliste, antisocialiste et antidémocratique. Quand les libéraux reviennent au pouvoir en 1910, ils se nomment déjà « parti national du travail » et mènent une politique antisociale et réactionnaire, écrasant les minorités au profit de l’identité hongroise.


Le régent Miklos Horthy
Après la défaite de la République des Conseils, c’est à la tête de l’armée nationale que Miklos Horthy entre dans la capitale le 16 novembre 1919. S’ensuit une répression impitoyable des communistes, des socialistes, des démocrates, des franc- maçons mais aussi des Juifs. Car dans le prolongement du courant social-démocrate initié par les sociologues du début du siècle, les Juifs choisissent le camp des socialistes puis des communistes. Sous la Terreur blanche, l’antisémitisme est virulent : le numerus clausus est introduit à l’université, les jugements sommaires se multiplient, certains journalistes sociaux-démocrates sont assassinés.
Parallèlement, le régime Horthy marque le retour en force de l’aristocratie, de la gentry appauvrie et des propriétaires terriens. La façade libérale demeure par le maintien du régime parlementaire et l’Etat de droit.
« Il sera encore question de la formation d’une nouvelle bourgeoisie, de son rôle sans doute grandissant, de son idéologie et de sa mentalité, mais le caractère nobiliaire des hautes sphères de la nation, ce caractère hérité des siècles d’histoire, s’est transplanté du terreau de la Hongrie historique à celui de la Hongrie mutilée. (…) l’irrédentisme constitue le dénominateur commun de toutes les couches plus ou moins aisées de la société. (…) passéisme nostalgique.» [2]

Cependant, le gouvernement Bethlen tempère encore dans un premier temps l’autoritarisme du régime en levant la censure du parti social-démocrate, en atténuant le numerus clausus et en rétablissent la liberté des médias. Mais les mentalités féodales ne permettent pas d’implanter la démocratie.
Les classes moyennes s’élargissent socialement grâce à l’instruction et la fonction publiques, mais la moitié de la population reste agricole. Une partie de la paysannerie et des petits propriétaires accèdent aux fonctions publiques, mais un tiers de la population hongroise reste pauvre, sans ressources.
Parallèlement, un prolétariat urbain se développe, aux conditions de vie misérables. Fortement syndicalisé, il est divisé entre la tendance fascisante ou socialiste.
Ainsi, le pays reste profondément marqué par l’archaïsme et le libéralisme.

Etat de la société civile sous l’ère nationaliste
Dans ce contexte, la société civile est selon l’expression de Gyula Szekfü « une société néo-baroque ». Comme les salons français du XVIIIe siècle, une bourgeoisie conservatrice et libérale veut accéder au mode de vie nobiliaire. Les classes dirigeantes sont marquées par le patriotisme et la moralité du XIXe siècle.
« (…) l’esprit étroit qui règne dans la société « néo-baroque » drapée dans un costume national-chrétien-seigneurial rend lente et difficile l’adoption des valeurs civiques et la formation d’une classe moyenne de toute confiance, industrieuse et sensible au bien public, d’une société bourgeoise au sens du XIXe siècle, mais, contrairement aux vœux des « réforme- conservateurs », adaptée à la modernité. (…) les causes profondes de la stagnation résident sans doute dans les structures et les mentalités dominantes. La carence démocratique est manifeste. (…) A pas comptés avance, malgré tout, une société civile au mode démocratique européen, froissant parfois les sensibilités conservatrices, nationalistes et antilibérales.»»[3]

Le milieu associatif est le reflet d’une société divisée entre le courant bourgeois de Budapest, fortement marqué par la communauté juive, et le nationalisme populiste et conservateur. C’est à la capitale que l’on trouve les associations culturelles et artistiques, les sociétés de sport mais aussi les syndicats et autres organisations ouvrières. C’est ce que Marx nomme la bürgerliche Gesellschaft, la société civile d’essence bourgeoise. Le tiers de la population hongroise n’ayant rien est plus attiré par le mode vie bourgeois que par le socialisme, mais aussi par les œuvres nationalistes.

Dans sa tendance fascisante, le nationalisme attire une partie de la classe ouvrière et des démunis, ceux qui sont exclus de la vie des élites. C’est dans ce courant que se situent également les écrivains et ethnologues populistes allés à la rencontre du monde paysan, dénonçant les inégalités.
« Le nationalisme est ainsi la première composante du fascisme, de sa psychologie, de son idéologie et de sa sociologie. (…) Tous les programmes fascistes affichent des velléités sociales, parlent le langage de l’égalité et de la justice sociale (…). »[4]

Glissement vers un nationalisme antisémite
Problème de la communauté juive venue principalement de Galicie, qui commence à s’établir en Hongrie durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle.
1869 : 500 000
1910 : 940 000
1867 : reconnaissance de l’égalité civique (en France 27-28 septembre 1791 par Napoléon).
1883 : procès de Tiszaelszlàr accusant les Juifs de meurtre rituel. Acquittement.
Un parti antisémite ne parvient pas à s’implanter. Ce sont les milieux catholiques conservateurs qui véhiculent le thème de la « question juive ».
1892 : reconnaissance de la religion israélite.
Emancipation importante : magyarisation, participation active à la modernisation économique et culturelle.

Le glissement vers un nationalisme de droite antisémite se renforce dès le gouvernement Gömbös de 1932, qui tente de fédérer les populistes et le milieu ouvrier au sein du « parti de l’unité nationaliste », en pratiquant une politique progressiste socialement, conservatrice politiquement. Puis, sous le gouvernement Darànyi, l’antisémitisme d’Etat est adopté par la promulgation de la première loi antijuive en mai 1938. Deux autres lois seront votées en 1939 et 1941. Juifs et capitalistes sont les mêmes ennemis du nationalisme de droite, soucieux de rallier les masses à l’unité nationale en déclarant lutter contre les injustices et les inégalités.
C’est pourquoi le régime de Horthy continue à financer bon nombre d’organisations sociales de droite et d’associations religieuses. Les organisations patriotiques et paramilitaires sont également encouragées.

1938 : premier arbitrage de Vienne rendu par l’Allemagne et l’Italie. Le gouvernement réussit à récupérer une partie de la Slovaquie.
Mars 1939 : occupation de l’Ukraine subcarpatique dont la population est hétérogène, à majorité ruthénienne.

30 août 1940 : deuxième arbitrage de Vienne décidé par Hitler. La Hongrie obtient une partie de la Transylvanie, comprenant un million de Roumains.

Novembre 1940 : adhésion au pacte tripartite après avoir déjà adhéré au pacte Antikomintern.
Le régent Horthy permet le passage des troupes allemandes vers la Yougoslavie, malgré l’accord passé entre le chef du Conseil Pàl Teleki (1879- 1941) et la Yougoslavie. Ce dernier se suicide.
27 juin 1941 : la Hongrie déclare la guerre à l’Union soviétique et à ses alliés.
1943 : suite aux revers subis par les Allemands, les Hongrois tentent de prendre contact avec les alliés.
19 mars 1944 : les troupes allemandes occupent la Hongrie.
15 octobre 1944 : Horthy, resté régent, tente de sortir de la guerre. Il est arrêté. Les Croix Fléchées prennent le pouvoir. Persécution des éléments progressistes et déportation des Juifs.

Parallèlement à l’interdiction des syndicats et à la répression des courants sociaux-démocrates et communistes, les mouvements purement fascistes s’organisent en plusieurs partis, devenant une force politique particulièrement significative. Si le pluralisme politique et son relais médiatique ne sont pas supprimés, ils sont fortement entravés par la censure et les lois racistes.
Pourtant, le parti au pouvoir est distinct des forces fascistes radicales qui séviront en 1944 : le parti traditionnel radicalisé à droite utilise certes les fascistes pour maintenir son emprise, mais il fait un pas en arrière lorsque la menace est trop pressante et que toutes les libertés sont menacées.

L’extrême-droite
Le nationalisme hongrois et une certaine tentation de rallier un modèle libéral occidental poussent Horthy à s’opposer à Hitler, mais l’entrée des troupes allemandes à Budapest en 1944 engendre l’avènement de l’extrême- droite, que le parti traditionnel avait contribué à rapprocher du pouvoir. Après les spoliations, les épurations et les condamnations pour « souillure de la race », les gendarmes hongrois aident Eichmann à réunir les Juifs dans les ghettos avant de les envoyer à Auschwitz-Birkenau. Ils sont ensuite relayés par les Croix-Fléchées de Szàlasi, qui instaure la terreur : les patriotes, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont exécutés ; les Juifs subissent la torture, la famine et les massacres, le Danube étant transformé en un fleuve de sang. D’après les chiffres de Miklos Molnàr, environ 80% de la population juive de Budapest aurait péri durant la guerre.

Après la défaite du courant nationaliste radicalisé en courant fasciste, la Hongrie bascule dans la sphère d’influence communiste.

[1] Miklos Molnar, op. cit. Page 218.
[2] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit Page 344.
[3] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 353.
[4] René Rémond, tome 3 « Le XXe siècle, de 1914 à nos jours » in Introduction à l’histoire de notre temps, op. cit. Page 113.

Histoire de la Hongrie - Eveil national et romantisme : la révolution de 1848 - démocratie et nationalisme

Istvàn Széchényi et Lajos Kossuth
En Hongrie, les prémisses du conflit entre libéraux et démocrates peuvent être illustrés par deux hommes qui ont profondément marquée l’histoire hongroise du siècle précédent : Istvàn Széchényi et Lajos Kossuth.
Le premier appartient au mécénat aristocratique : il est fondateur du Musée national et de la Bibliothèque nationale. Il défend la suppression du droit successoral et du servage seigneurial, mais il s’inscrit dans le courant libéral en affirmant que le progrès économique engendrera de lui-même le progrès social.
« Dans l’esprit de Széchenyi, réformateur « à l’anglaise », le progrès passe par là [projets de construction grandioses] ainsi que par l’égalité des devoirs civiques, le paiement des impôts par la noblesse et non par subversion sociale, non plus que par la démagogie nationaliste. »[1]

Le second est dénommé par Széchényi « le démon », « le fou dangereux ». Lajos Kossuth ne pense pas que le développement industriel et l’enrichissement conduise à la liberté nationale. Pour Kossuth, liberté nationale et liberté des masses sont inséparables. C’est ce qui lui assurera le soutien populaire en 1848. Kossuth est issu d’un milieu amené à jouer un rôle historique : celui d’une petite noblesse en remplacement d’une bourgeoisie encore en gestation.
«Ce qui, par ses qualités, par son milieu et par les circonstances, incombe à Kossuth n’est ainsi ni plus ni moins que de souder, en une nation adaptée à la modernité européenne, une société retardée dans son développement par ses malheurs extérieurs. Il faut mener simultanément le combat pour le progrès et pour la liberté nationale.»[2]

Par ailleurs, Kossuth a compris le pouvoir grandissant de la presse et il sait l’utiliser. Il sait fédérer ceux qui joueront un rôle primordial dans la Hongrie de la seconde moitié du XIXe siècle : la noblesse ordinaire, l’intelligentsia et la bourgeoisie, c’est-à-dire les classes moyennes en formation, sur lesquelles s’appuie également le courant démocratique français, mais si les deux classes sont différentes dans leur constitution sociale intrinsèque.
« (…) force politique et économique considérable. Cette force fonctionne, pourrait-on dire, comme le tiers état, mais à cette différence près que la couche hétéroclite des citadins qui ne sont ni nobles ni bourgeois (dont 240 000 artisans et 25 000 ouvriers et leurs familles) et l’immense paysannerie attendent en spectateurs l’aboutissement des réformes, l’abolition du servage et l’avènement de la démocratie. » [3]

La révolution de 1848
L’impulsion est donnée par la révolution française de février 1848.
Suite à la proclamation de la IIe République, Kossuth rédige avec son Cercle d’opposition les « douze points » contenant les revendications hongroises : liberté de la presse, suppression de la censure, création d’un ministère responsable et d’une Assemblée nationale à Budapest, égalité de droits civiques et religieux, contribution égale de tous aux charges publiques, suppression des redevances seigneuriales, création d’une Banque nationale, mise en place de forces armées nationales, libération des prisonniers politiques, introduction de réformes judiciaires et proclamation de l’union avec la Transylvanie.
Le lendemain de la révolution viennoise du 13 mars 1848, les jeunes intellectuels réunis au café Pilvax de Pest se révoltent. C’est ensuite que la foule rejoint les meetings. La Diète de Pozsony cède rapidement tout comme le pouvoir impérial aux revendications et « douze points » sont entérinés. Suite à la dissolution de la Diète, la Hongrie devient une monarchie constitutionnelle parlementaire, la première Assemblée étant élue au suffrage direct par les nobles, les bourgeois et les paysans aisés, la seconde au suffrage universel.

Le 28 juillet 1849, une loi d’émancipation « des habitants de religion mosaïque » est votée, validant notamment les mariages mixtes entre juifs et chrétiens. Par ailleurs, après de nombreuses réticences et dans le but de rallier les minorités à la cause hongroise, une loi sur les nationalités vote le droit d’utiliser sa langue dans l’administration locale, les tribunaux, l’école primaire, la vie communautaire et la garde nationale. Pour l’époque, le vote d’une telle loi est particulièrement novateur.

Ainsi, la Hongrie s’engage subitement dans une voie radicalement nouvelle, sur des bases à la fois libérales et démocratiques : le maintien de la monarchie malgré la volonté de certains radicaux de proclamer la République, le vote d’une constitution et la formation d’une Assemblée acquise à la noblesse provinciale ancrent les institutions politiques dans le libéralisme sur un modèle anglo-saxon ; cependant, l’égalité de l’impôt pour tous, l’abolition du servage et l’éphémère volonté d’introduire le suffrage universel poussent la révolution vers une radicalisation démocratique. Enfin, la loi précitée mais aussi les créations d’une armée et d’une monnaie nationales lui donnent une dimension résolument nationaliste.

C’est l’engagement dans cette troisième voie qui va conduire à son échec. C’est en effet la guerre de libération nationale conduisant à la proclamation de l’indépendance de la Hongrie qui va conduire une alliance entre les Habsbourg et les Russes. Cette trahison laissera des traces indélébiles dans la mémoire hongroise et c’est en vain que le pouvoir soviétique tentera plus tard de minimiser cette intervention : le voisin russe devient alors un ennemi pour la Hongrie. Et malgré les vaines protestations du tzar, la répression autrichienne sera impitoyable. Les Hongrois reprennent alors leur stratégie de résistance passive :
« La résistance passive est comme un mode de vie et un code éthique. (…) témoignage d’un comportement social et d’une certaine mentalité collective. »[4]

Cependant, malgré sa défaite, la révolution libérale et démocratique a laissé des traces durables : la Diète est définitivement supprimée et le servage aboli.
La défaite de la révolution démocratique consacre le modèle libéral : il faudra attendre 1918 pour que le suffrage universel soit instauré en Hongrie.

[1] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op.cit. Page 234.
[2] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op.cit. Page 236.
[3] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 238.
[4] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 270.

Histoire de la Hongrie - Eveil national et romantisme : l'ère des Réformes (1825-1848)

La Hongrie profite d’une ère de réformes entre 1825 et 1848, engendrant la modernisation de l’urbanisation, des infrastructures routières, ferroviaires et fluviales grâce aux mesures prises par les despotes éclairés. Si Joseph II a échoué à réformer en profondeur la société hongroise, il a cependant permis, dans la lignée de Marie-Thérèse, d’améliorer significativement la santé et l’instruction publiques.

Amélioration de l’instruction publique
La loi sur l’instruction publique obligatoire augmente significativement le niveau d’instruction, faisant reculer l’analphabétisme et permettant la multiplication des établissements scolaires.

Le Collège Eötvös est crée sur le modèle de l’Ecole normale supérieure de Paris, une seconde université est fondée à Kolosvàr en 1872, puis deux autres à Debrecen et Pozsony en 1910. Elles accueillent toutes les minorités et enseignent en langue maternelle.
Ces mesures permettent de faire germer une bourgeoisie qui occupera un rôle grandissant au XIXe siècle et qui est à la base de l’essor du milieu associatif.
« Contrastes toujours : le « processus de civilisation » en Hongrie doit beaucoup aux Habsbourg éclairés du XVIIIe siècle ainsi qu’à l’esprit d’équité du François-Joseph de l’époque du dualisme. »[1]

Essor du milieu associatif
Ainsi, structures et valeurs archaïques cohabitent avec la modernité bourgeoise, véhiculée par l’essor du milieu associatif. C’est à l’aune du développement associatif que se mesure la modernisation de la Hongrie. Si au XVIIIe siècle elle ne compte qu’une cinquantaine de compagnies et confréries, en 1840 on en dénombre deux cent cinquante.

« Ce qui est le plus significatif (…), ce n’est pas le sous-développement généralisé, mais la coupure entre l’immobilisme du monde « archaïque », post-féodal ou «semi-féodal » d’un côté, et, de l’autre, le dynamisme du monde nouveau, marqué par la montée de la bourgeoisie. (…) c’est la vie associative qui montre peut-être le mieux la permanence de la tendance modernisatrice en dépit du poids mort de l’archaïsme. »[2]

Avènement de l’ère libérale
En Hongrie, l’enrichissement d’une certaine catégorie de la population, une bourgeoisie citadine, engendre également l’expansion du courant libéral et la revendication de la liberté et de l’égalité. Le colonel Gérard Lacouée et le marquis-citoyen Leay-Marnésia, cités par Miklos Molnàr, font le rapport suivant à Napoléon Bonaparte sur la Hongrie :

« Il y a peu de Hongrois qui n’aient en haine les Autrichiens ; en mépris la Maison régnante ; en admiration les armées françaises. [Mais malgré ces dispositions, poursuit le rapport] il me paroît douteux que le général Bonaparte fût parvenu à déterminer une révolution, soit populaire, soit tout autre. [Les paysans] pourraient être poussés à la révolte [mais pas à la révolution]. La liberté ne leur resteroit pas parce qu’ils en sont trop loin. [S’ils avaient fait un mouvement, cela] auroit été en faveur de la Maison d’Autriche qui les protégeoit contre les seigneurs qui les oppriment. [La seule possibilité, quoique très difficile, aurait été, selon lui, de détacher le royaume de Hongrie de l’Autriche et de] rétablir la noblesse dans la plénitude de ses droits. [Mais, ajoute-t-il] l’Autriche est près, la France est loin. (…) Les Ràkoczi ni les Thököly ne sont plus. Les Hongrois de nos jours ont appris à se gouverner par leurs calculs plus que par leurs passions [et les chefs potentiels] entend-il murmurer, sont la plupart vendus à la Couronne. (…) La bourgeoisie n’est pas assez pauvre pour être séditieuse ; elle l’est trop pour avoir de l’ambition. »[3]

Ce rapport montre que la Hongrie a amorcé un changement : d’une part, la noblesse semble moins forte qu’auparavant ; d’autre part, l’ouverture du despotisme éclairé a permis la formation d’une bourgeoisie, certes en gestation mais plus active socialement.

La Diète et le peuple : la noblesse en tant que moteur
En Hongrie, les revendications politiques développées au sein des associations sont portées par la Diète, uniquement composée de nobles. Cependant, si celle-ci défend devant Vienne l’autonomie hongroise, les droits civiques et les intérêts économiques et commerciaux, elle reste sourde, dans un premier temps, tant aux revendications de sa population asservie qu’aux autres minorités nationales et notamment croates. Ce grand écart entre revendications nationalistes et refus de modernisation lui est cependant bien inconfortable : quelques réformes lui seront ainsi arrachées en matières fiscales et sociales. Comme l’écrit Miklos Molnàr, « par une « astuce de l’histoire », il incombe précisément à la noblesse, accrochée à ses privilèges, de les abolir et de remplir, à défaut d’une véritable bourgeoisie, le rôle historique de cette dernière. »[4] Ainsi, c’est de la noblesse même que sont issus les réformateurs revendiquant la modernisation du pays et l’abolition de la féodalité, qu’ils soient modérés comme Istvàn Széchényi ou radicaux comme Lajos Kossuth. Ce sont eux qui se heurteront au pouvoir des magnats soutenus paradoxalement par les Habsbourg pour garder la main mise sur pays. Lajos Kossuth, issu de la petite noblesse, montre que c’est cette classe qui joue en Hongrie celui joué en France par la bourgeoisie : la revendication de l’égalité entre tous dans un contexte d’enrichissement économique et commercial. Réussissant à allier revendications populaires et nationalisme, Lajos Kossuth sera le meneur de la révolution de 1848. Ainsi, « l’activité de la classe politique aux diètes s’est poursuivie conjointement avec celle de la société, une société civile en gestation. (…) toute la Hongrie a été à l’époque un chantier d’idées et d’actions novatrices. »[5]

Libéralisme et démocratie
La Hongrie porte donc également en germe l’opposition entre libéralisme et démocratie. Les revendications d’égalité sont initialement portées par la noblesse et la bourgeoisie ascendante visant à instaurer un libéralisme permettant l’enrichissement des élites. La démocratie, elle, est portée par le courant nationaliste. C’est pourquoi les révolutions françaises et hongroises de 1848 sont similaires du fait qu’elles s’appuient sur des bases démocratiques, mais dissemblables dans le sens qu’en Hongrie, elle n’aurait pas pu être revendiquée sans que le nationalisme fédère l’ensemble de la population.

Le courant démocratique au début du XXe siècle
Lorsque que le courant démocrate réapparaît dans un contexte de conflits politiques au début du XXe siècle, il subit déjà l’influence du courant socialiste. En effet, guidé par des personnalités telles que le poète Endre Ady et le sociologue-historien Oszkàr Jàszi, il s’appuie alors sur des sociologues regroupés en associations telles que la Société des sciences sociales et des revues comme Huszadik Szàzad (Vingtième siècle) et Nyugat (Occident). Il préconise des transformations sociales et non politiques notamment en s’abstenant de voter, ce qui est également à la base du socialisme français.

Leurs influences sont diverses : le positivisme, Herbert Spencer, la sociologie de Durkheim, Vilfredo Pareto, ou encore l’anarcho-syndicalisme, le marxisme et l’évolutionnisme. C’est cette hétérogénéité mais aussi et surtout l’absence d’assises sociales qui concourt à leur faible succès. En effet, ces intellectuels, juifs pour une bonne moitié, ne parviennent pas à obtenir l’appui d’une bourgeoisie encore fragile et peu soucieuse des problèmes sociaux. Démarqués également du mouvement ouvrier influencé par le marxisme, ils tentent d’incarner selon l’historien Miklos Szabo une « troisième voie » qui reste du domaine de l’utopie. Le mouvement finit par se diviser, les plus radicaux fondant en 1908 le cercle Galilée, comptant également des socialistes et de futurs communistes.

« Ces lectures éclectiques ne peuvent pas former une idéologie cohérente, mais ont le mérite d’insuffler une nouvelle culture politique, démocratique, pluraliste, européenne. Les radicaux ont le courage de semer sans l’espoir réel de récolter. La quasi-indifférence de la majorité des radicaux à l’égard de l’économie, tant théorique que réelle, ne fait que diminuer encore l’espoir d’exercer une influence significative sur la société. Il est difficile de se battre contre tout un monde ; c’est se faire beaucoup d’ennemis et peu de partisans. »[6]

Ancrage durable du libéralisme en Hongrie
Contrairement à la France, le libéralisme s’ancre durablement en Hongrie : la révolution démocratique de 1848 est un échec. C’est donc la voie du compromis libéral qui va être suivie, jusqu’à déboucher sur le compromis austro-hongrois de 1867. Celui-ci consacre le suffrage censitaire. Le droit électoral sera fondé sur le titre, permettant à la noblesse de conserver son pouvoir.

Essor de la gentry
C’est donc la « gentry », la noblesse appauvrie, qui devient le pilier de l’administration magyare.
« Le « grand vieux parti libéral » fonctionne sans doute à la faveur de l’enchevêtrement des intérêts des classes aisées, terriennes et bourgeoises, qui constituent la majorité de l’électorat de la classe politique. En effet, aux côtés des magnats et des nobles, la bourgeoisie et les élus de professions libérales, en majorité des avocats, remplissent les travées du Parlement, les clubs et casinos politiques, les conseils d’administration des journaux, des banques et des entreprises. Le caractère de classe dénoncé par l’historiographie de gauche ne fait pas de doute – tout comme c’est le cas ailleurs dans le monde. On l’appelle aussi « parti des clubs » »[7]


C’est dans les clubs que se prennent les décisions, notamment au Casino national, fréquenté uniquement par l’aristocratie. Si la Hongrie profite d’une époque de progrès durable grâce au développement de l’économie, de l’urbanisation, de la scolarisation, des sciences et des arts, elle reste marquée par l’injustice sociale et l’exclusion des minorités nationales. La classe politique libérale nouvellement formée maintient les fortes inégalités héritées du système féodal : les latifundia sont maintenues, sur lesquelles travaillent une immense paysannerie prolétarisée. Parallèlement, le capitalisme et la révolution industrielle engendrent la naissance d’un prolétariat industriel et avec lui, du parti social-démocrate qui luttera pour la défense des ouvriers.

Maintien des inégalités

Ainsi, 0,03 % de la population détient plus de 8, 7 millions d’hectares de terres. En contrepartie, la partie la plus pauvre de la population – travailleurs agricoles, paysans pauvres, journaliers, ouvriers, etc – représentent près de 73 % de la population.
Entre les deux se développe cependant une bourgeoisie urbaine venant s’ajouter aux propriétaires terriens moyens, formant une nouvelle classe s’élevant à 22 % de la population. Cette diversification sociale est présente jusque dans le vocabulaire hongrois, qui lui consacre un terme : « polgàrosodàs », désignant un processus d’embourgeoisement. Comme en France, la bourgeoisie est avant tout soucieuse de se fondre à la noblesse, d’autant plus que cette dernière garde le pouvoir : l’aristocratie et la noblesse occupent l’Assemblée, l’administration et les professions libérales presque exclusivement composées de la gentry, la noblesse appauvrie.
L’alliance entre la noblesse foncière, le haut fonctionnariat et les roturiers les plus riches constitue la classe moyenne et politique. Elle se nommera plus tard « classe moyenne seigneuriale chrétienne ».
« Derrière les chiffres qui témoignent du développement du capitalisme se trouve une société coupée en deux, moderne et dynamique d’un côté, allant au ralenti de l’autre. »[8]

Par ailleurs se développe à Budapest une forte bourgeoisie juive, présente dans la vie économique, la presse, l’édition, le théâtre et les professions libérales. Elle représente au total pas moins de 23% de la population de Budapest, contre 7% à Vienne.

Ainsi, bourgeoisie et noblesse s’unissent pour partager le pouvoir comme l’avaient fait les Français au sein des salons prérévolutionnaires.
Budapest est le lieu par excellence des cafés, des clubs culturels, artistiques et intellectuels. Le théâtre profite également d’un essor important.

A la Hongrie s’ouvre alors deux choix pour se réformer : la révolution démocratique ou bien la révolution socialiste. En effet, en pleine effervescence associative, l’Etat interdit et poursuit deux types de mouvements : les sociétés des minorités nationales et les mouvements socialistes industriels et agraires, d’après le décret promulgué en 1875. Le nom même de « social-démocrate » est interdit, même si le parti ouvrier s’organise sous ce nom en 1890. Beaucoup d’obstacles administratifs se dressent sur sa route et il fait l’objet d’une brutale répression en 1906.

[1] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 303.
[2] Miklos Molnar, La démocratie se lève à l’Est, « Société civile et communisme en Europe de l’Est : Pologne et Hongrie », Presses Universitaires de France, 1990, Paris. Page 44.
[3] Miklos Molnàr, op. cit. Page 224.
[4] Miklos Molnàr, op.cit. Page 231.
[5] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 231.
[6] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 315.
[7] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op.cit Page 285.
[8] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 300.

Histoire de la Hongrie - Lumières et despotisme : la société hongroise reste dans l'obscurité

Une minorité éclairée
Ainsi, malgré de nombreuses réformes, la pesanteur de la structure archaïque persiste : suivant les chiffres de Miklos Molnàr, la population compte 80% de paysans, 5% de noblesse et une très faible bourgeoisie. Les plaintes des paysans asservis au second servage arrivent jusqu’à Marie-Thérèse, mais celle-ci reste dépendante des nobles pour asseoir son pouvoir.
Si l’influence baroque se fait sentir dans l’architecture des villes la construction de palais tels que celui d’Eszterhàzy, la domination des magnats et des prélats est totale : 200 familles les plus riches règnent sur 400 000 pauvres.
Cette minorité conduit, certes, selon l’expression de Norbert Elias, un « processus de civilisation », développant un mode de vie brillant, européen, entourée de savants et d’artistes venus de l’Europe entière, mais le courant des Lumières ne sert qu’une minorité. La noblesse reste l’incarnation de la nation, ce qui fait dire à un député de la Diète que la nation appartient « au peuple privilégié ».
« (…) le philosophe, à la façon des libertins du XVIIe siècle, ne cesse de se défier des appétits brutaux de la populace. Mais il place aussi son espoir dans l’éducation puisqu’il croit que ce peuple mystifié, fanatique et violent, abruti par son aliénation et sa misère peut être élevé peu à peu jusqu’aux lumières de la raison. »[1]

Faible urbanisation et absence de classe urbaine
De fait, si la population des villes grandit, le territoire hongrois comptant à la fin du XVIIIe siècle plus de soixante villes libres royales dont une vingtaine comptabilisent plus de 10 000 habitants, il n’y a que 7% d’urbanisation contre 12 en France. La ville abrite les roturiers libres et les diplômés Cependant, la bourgeoisie émancipée ne représente que 1,5 à 2% de la population totale. Il n’y a pas de véritable classe urbaine libre comptant en son sein des bourgeois, des travailleurs et des intellectuels.

Ainsi, si le despotisme éclairé a permis d’introduire de nombreuses réformes, la modernisation de la société hongroise reste toute relative. Absence de bourgeoisie, pouvoir d’une minorité privilégiée sur une population pauvre et asservie et lutte autoritaire de l’Etat sont des caractéristiques prégnantes de la société hongroise.
« Le despotisme éclairé se caractérise donc par des pratiques interventionnistes qui fondent, quand elle n’existait pas déjà, une tradition autoritaire qui se perpétuera jusqu’au XXe siècle. (…) Toutes les fois que nous sommes en présence d’un réformisme par le haut, nous avons vraisemblablement affaire à la postérité du despotisme éclairé. (…) on peut se demander si le gouvernement de Staline, qui représente une des formes de pouvoir les plus concentrées, les plus autoritaires que le monde aient connues, mais au service d’un programme de réforme, n’était pas le dernier avatar de cette tradition russe du despotisme éclairé. »[2]

La noblesse a peur de la révolution et défend ses privilèges en se soumettant à l’absolutisme habsbourgeois. Cette position rétrograde révolte les éléments les plus radicaux : les jacobins hongrois comme Ignàc Martinovics (1755- 1795). Arrêtés, condamnés à mort et 7 exécutés.
La noblesse hongroise ne répond pas à l’appel de Napoléon.

[1] Jean-Marie Goulemot, chapitre 1.2.1. « Despotisme éclairé ? » in Nouvelle histoire des idées politiques, op. cit. Page 85.
[2] René Rémond, op. cit. Page 101.