lundi 8 octobre 2007

Histoire de la Hongrie - Sous la dictature soviétique

Après 1945 : accords de Yalta pousse la Hongrie dans le giron soviétique.
Février 1947 : traité de Paris. Rétablissement des frontières de 1920, Hongrie condamnée à payer 300 millions de dollars de réparations dont 200 à l’Union soviétique, 70 à la Yougoslavie et 30 à la Tchécoslovaquie. Le traité ne tient pas compte de la répartition ethnique et ne garantit pas le droit des minorités.
Echange de population entre la Hongrie et la Tchécoslovaquie concerne 70 000 personnes. 200 000 Allemands expulsés de Hongrie. Sur 600 000 prisonniers de guerre hongrois, 150 à 200 000 périssent dans les camps soviétiques.
1944- 1945 : exode de centaines de milliers de Hongrois vers l’Autriche et l’Allemagne, dont 100 000 au moins ne sont pas revenus.
Un demi-million de Juifs ont été déportés, dont 150 000 ont pu regagner la Hongrie.

1949 : la Hongrie adhère au CAEM (Conseil d’aide économique mutuel).
1955 : adhésion au pacte de Varsovie.

Novembre 1945 : élections. Démocratie parlementaire assure la victoire du parti des petits propriétaires. Gouvernement de coalition formé avec l’aide des sociaux-démocrates, communistes et parti national paysan.
1er février 1946 : constitution démocratique adoptée. Président pasteur calviniste Zoltàn Tildy (1889- 1961). Très important travail de reconstruction. Réforme agraire. Nationalisation des banques et entreprises de plus de 100 employés.

Parti communiste dirigé par Màtyàs Ràkosi (1892- 1971) et soutenu par l’Union soviétique accuse ses adversaires de conspiration, notamment à l’encontre du président du Conseil Ferenc Nagy et du cardinal Jozsef Mindszenty. Puis renforcement de sa position par l’organisation d’élections truquées et mouvements de masse pour des revendications politiques et sociales.
Juin 1948 : unification du parti communiste et social-démocrate sous la bannière « Parti des travailleurs hongrois ».
Août 1948 : nouvelle constitution instaurant la république populaire, système socialiste, parti unique, centralisation étatique, nationalisation de l’économie et planification. Même les maisons d’habitation ayant plusieurs locataires sont nationalisées en 1952.
Dans le domaine agricole, collectivisation forcée et collecte obligatoire : diminution de la production et pénurie des denrées alimentaires.
La planification permet le développement de l’industrie lourde.
1948 : nationalisation de l’enseignement.

Juin 1949 : purifications au sein même du parti.
Procès de Làszlo Rajk (1909- 1949), ancien ministre de l’Intérieur puis des Affaires étrangères, exécuté en tant qu’agent des services secrets étrangers et notamment yougoslaves. Permet de centraliser le pouvoir autour de Ràkosi. Fortes répressions. Baisse du niveau de vie.

Jusqu’en 1945, la Hongrie reste divisée entre élites et peuple. On retrouve ces clivages au niveau de la diversité associative : clubs et associations de défense d’intérêts se situent dans une lignée bourgeoise et élitiste, alors que le socialisme ouvrier et agraire fait des émules. Contre le régime de Horthy, les communistes représentaient une force d’opposition, fondée sur le rationalisme issu des Lumières et non sur l’exaltation nationaliste. Entre 1945 et 1947, ils soulèvent l’espoir de l’implantation d’une République démocratique : réforme agraire, instruction et culture pour tous, liberté associative. En deux ans, le régime soviétique va implanter une égalité de force, qui va bouleverser les anciennes distributions du pouvoir. En soubassement, c’est encore une fois la défense de l’identité nationale qui a permis de lier les individus entre eux.

Fonder une nouvelle société
Premièrement, la réforme agraire de 1945 permet de supprimer le pouvoir des grands propriétaires fonciers et de transférer les terres aux paysans. Ces derniers sortent victorieux des uniques élections libres organisées en novembre 1945 : le parti des petits propriétaires remporte alors 57% des voix, les communistes seulement 17. Après des siècles d’oppression, la liberté républicaine est un espoir formidable de mettre enfin fin à l’archaïsme du pays.

Deuxièmement, persécutés et massacrés sous le régime de Horthy, les Juifs ayant survécu aux camps considèrent plus que quiconque les Soviétiques comme des libérateurs. Sans véritables assises sociales malgré leur succès en tant que force d’opposition durant la guerre, les communistes doivent créer une nouvelle société de toutes pièces. Ils commencent donc par s’appuyer sur la petite bourgeoisie social- démocrate, majoritairement juive, opprimée par le courant nationaliste, et qui avait accédé de manière éphémère au pouvoir avec les communistes sous la République des Conseils de 133 jours.

Troisièmement, la démocratisation de l’instruction publique et de la culture mettent enfin la « haute culture » au service du peuple, l’éducation populaire permettant de former des cadres issus du monde paysan. Si ce mouvement d’éducation populaire est fermé dès 1948, il restera un mouvement démocratique en arrière-plan des réformes de 1956 et des années 1970.

Enfin, la vitalité du milieu associatif reprend, à l’exception des clubs et casinos des magnats élitistes. Cependant, c’est sur la logique de parti que s’appuient les communistes et non sur des cercles démocratiques et autonomes fédérant les bases populaires. Le communisme ne vient pas d’en bas mais d’en haut : il ne cherche pas à gagner une légitimité, il l’impose. D’autant plus qu’il manque de bases importantes et établies depuis longtemps.

Imposer cette légitimité suppose la destruction des voix discordantes. Et c’est peut-être en cela que le pouvoir mis en place a été le plus novateur. En effet, nous avons constaté que les associations sont de deux ordres : les unes visent à défendre les intérêts d’un groupe ou d’une classe, les autres à réformer la société dans une démarche communautaire, d’après une « vue d’ensemble » intellectuelle initiée par les sociologues. La force du pouvoir soviétique a été de porter atteinte à la structure même de la société : en l’absence de repères, en l’absence de clivages sociaux fondant les revendications du passé, les voix discordantes ne peuvent plus se fonder sur la défense d’intérêts spécifiques : c’est l’association utilitaire qui est visée en premier.
« C’est justement parce que le noyau utilitariste des idéologies allait de soi que la conduite anti-utilitariste des régimes totalitaires, leur indifférence complète à l’intérêt des masses, a constitué un tel choc. »[1]

Ainsi, un des buts fondamentaux du pouvoir soviétique est de détruire les fondements de l’ancienne société. Après avoir mis fin aux derniers liens féodaux économiques et culturels entre noblesse terrienne et paysannerie, en transférant les latifundias aux paysans, le pouvoir soviétique les asservit à son tour en introduisant la collectivisation forcée et l’industrialisation, le parti des petits propriétaires étant démantelé. Parallèlement, la nouvelle classe populaire formée par l’instruction publique et la classe petite -bourgeoise accèdent aux sphères du pouvoir.
Le bouleversement des structures sociales est accompagné d’une série d’épurations engendrant une atomisation complète de la société : il ne subsiste que l’individu contraint par la peur, méfiant à l’égard de ses voisins potentiellement dénonciateurs.
Dans une société où chacun a peur de l’autre ne survit aucun lien, si ce n’est la cellule familiale, détruite à son tour par les arrestations et les internements d’une part, l’enrôlement dans des associations officielles d’autre part. Au sein des Jeunesses communistes, l’enfant doit admirer Staline et le parti avant son propre père. La série d’épurations menée par la dictature fait dire à Miklos Molnàr :
« On peut se demander si l’on s’est vraiment rendu compte du fait que la répression en apparence aveugle, insensée, opérée sans discrimination avait un but, à savoir précisément la destruction de la société civile ? »[2]

Selon le même auteur, durant le régime stalinien de Ràkosi, 2 millions de personnes sur 9 font l’objet de dénonciation, dont 1 300 000 de poursuite pénale et un nombre inconnu d’internements. Un tiers des familles aurait compté un membre condamné.
La Terreur rouge a donc pour effet d’instaurer la peur et le déracinement des personnes soupçonnées ou condamnées, dont l’insertion sociale devient problématique. C’est bien la suppression des liens sociaux qui est visée.

En reprenant la formidable analyse faite par Hannah Arendt, on peut affirmer que le pouvoir soviétique devient pleinement un pouvoir totalitaire lorsqu’il s’appuie sur les masses. Or, en supprimant tout lien social, c’est ce qu’il vise effectivement à accomplir.
« Les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d’individus atomisés et isolés. (…) On ne peut attendre une telle loyauté que de l’être humain complètement isolé qui, sans autres liens sociaux avec la famille, les amis, les camarades ou de simples connaissances, ne tire le sentiment de posséder une place dans le monde que de son appartenance à un mouvement, à un parti. La loyauté totale n’est possible que lorsque la fidélité est vidée de tout contenu concret duquel pourraient naturellement naître certains revirements. »[3]

Il est ici intéressant de constater que le pouvoir soviétique ne supprime pas totalement les associations : il les reprend à son compte. En effet, l’association a alors pour but d’encadrer les individus « dans chaque sphère de sa vie ». Ainsi, le système totalitaire se construit dans un premier temps sur une double façade protectrice pour les membres dirigeants, acceptable pour ceux qui y sont extérieurs. Le maintien du milieu associatif permet d’asseoir le pouvoir sur des apparences démocratiques, que ce soit pour la population sous sa coupe ou pour les puissances étrangères. C’est pourquoi l’illusion a duré si longtemps auprès des intellectuels occidentaux et notamment français.

Pourtant, les cercles associatifs sont entièrement soumis au contrôle de l’Etat, que ce soit les organisations professionnelles, syndicales, culturelles et artistiques, sportives, etc. Les fondations sont interdites. Aucun espace n’est délaissé : le pouvoir soviétique fonde et gère une nouvelle société civile. Des associations militantes sont remplacées par des organisations de masse gérées d’en haut et contrôlées centralement. La dimension « volontaire » de l’association démocratique prend ici tout son sens. Mais à la lumière de l’histoire des pays satellites, une autre question se pose : dans quelle mesure l’Etat doit-il intervenir dans une association ? L’importance des financements publics et des contrôles divers et variés ne risquent-ils pas de porter atteinte à la liberté de l’association ?

Dans le système soviétique, pouvoir politique et nouvelle société sont les réalités d’un tout indissociable.

Par l’intermédiaire d’un encadrement total, elle forge une société où chacun est à une place spécifique mais aussi où chacun bénéficie d’avantages auparavant dévolus aux élites : l’instruction, la culture, les arts, les congés, le sport et autres divertissements.
Les associations ont été ainsi les fers de lance d’une égalité forcée.

Cette démarche communautaire a été entièrement reprise par le pouvoir : l’utopie de réforme sociale intégrale a été revendiquée par l’idéologie communiste. Et c’est pourquoi elle a gardé tant de force et de défenseurs, autant parmi ses dirigeants que parmi les intellectuels occidentaux, qui ne voulaient voir que le visage positif de ce qui a été un totalitarisme.

Cependant, c’est sur ce plan que le pouvoir soviétique a échoué : il a négligé la force de ce petit groupe de sociologues, rejoint par des historiens, des écrivains, des journalistes et des artistes, qui formèrent l’intelligentsia à la base de la révolution de 1956.
Dans un contexte de peur et de méfiance générale, où la société est réduite à l’individu isolé et traqué, l’intelligentsia joue un rôle capital de contre-pouvoir clandestin.
C’est elle qui soutient le réformiste Imre Nagy dès 1953, par l’intermédiaire du journal de l’Association des écrivains, Irodalmi Ujsàg (Gazette littéraire) et le journal officiel du parti, Szabad Nép (Peuple libre). C’est au sein de l’intelligentsia communiste que se propage la rébellion par l’intermédiaire des hautes écoles, des instituts de recherche scientifique, des maisons d’édition, des théâtres. Les associations officielles représentant les journalistes, les artistes et les écrivains en sont les fers de lance. De même, après la chute de Nagy des arcanes du parti en avril 1955, c’est un groupe formé au sein même des Jeunesses communistes en mars 1955, le Cercle Petöfi, qui continuera à le défendre jusqu’à ce que la répression s’abatte sur eux. Par ailleurs, c’est encore une fois le nationalisme qui va leur permettre de fédérer la révolution de 1956.
« Ce réveil de la société avait toutefois été au départ, plutôt un sursaut et ensuite une révolte des élites. Certes l’opinion publique de la majorité silencieuse souhaitait le succès de Nagy, mais le conflit ouvert s’est déroulé dans le vase clos de l’intelligentsia. Hormis un tout petit groupe au sein de l’élite politique, c’était essentiellement les écrivains, les artistes, les enseignants qui avaient appuyé la politique réformiste et qui menaient le combat contre les dirigeants staliniens et leur puissant appareil. Toujours est-il que derrière le combat d’avant-garde des intellectuels, toute la société civile s’est redressée pour partir à l’assaut, le moment venu, contre les bastions du totalitarisme. »[4]

La révolution démocratique écrasée
Les signes du dégel donnés par le XXe Congrès du parti soviétique durant lequel Khrouchtchev dénonce les crimes staliniens fait souffler un incroyable vent de liberté. Le détonateur de la révolution de 1956 est donné par la réhabilitation et les obsèques publiques de Rajk : 100 000 personnes manifestent alors en silence.
Le 23 octobre, en solidarité avec les Polonais, les étudiants, artistes et écrivains se réunissent au pied de la statue de Petöfi et proclament une revendication en 12 points, comme l’avait fait Kossuth lors de la révolution de 1848. Au fur et à mesure de la journée et notamment après la sortie des usines implantées par la force par le régime soviétique, les milliers d’ouvriers rejoignent la foule, qui atteint alors 300 000 personnes. La radio est prise, la statue de Staline déboulonnée. Si la police politique ouvre le feu sur la foule, la police municipale fournit, elle, des fusils aux insurgés.
L’Armée Rouge est appelée au secours : la manifestation, devenue révolte se transforme alors en révolution. Après cinq jours de lutte, Imre Nagy est nommé Premier ministre. Malgré son appel au calme, la lutte pour la liberté se poursuit. Le parti finit par être dissous : les petits propriétaires, les sociaux-démocrates et les paysans intègrent le cabinet. Si les insurgés cessent les combats, ils demandent cependant des comptes au nouveau pouvoir.
Un nouveau système politique et social renaît de ses cendres en l’espace d’un instant : le multipartisme est instauré ; police, armée et insurgés assurent l’ordre ensemble, malgré des débordements dans les deux camps.

La grande originalité de la révolution hongroise est sans conteste sa spontanéité : si un noyau dur formé par l’intelligentsia a donné une impulsion décisive, elle a été très rapidement rejointe par une foule disparate unie autour de la défense de la liberté et de l’indépendance nationale. Rapidement, cette foule s’organise en créant des organes d’autogouvernement : comités nationaux, conseils révolutionnaires, conseils ouvriers, assurant la direction d’un quartier, d’une institution, d’une usine.
Alors que les conseils révolutionnaires organisent la vie politique, les conseils ouvriers gèrent le volet économique. Les conseils sont, dans un premier temps, la seule alternative aux partis, mais un parti qui serait directement issu du peuple sans idéologie ni théorie préalable. C’est la confiance qui en lie les membres et la force de conviction qui en distingue les meneurs. Ces groupes, issus de la survivance de liens amicaux ou de voisinage, se fondent sur la souplesse des débats et sur une volonté de s’inscrire durablement dans le temps. Comme le mentionne Hannah Arendt, « au sein de chaque groupe disparate la formation d’un conseil a transformé une coexistence de pur hasard en une institution politique. » De plus, ces associations démocratiques spontanées ont très rapidement couvert de larges secteurs d’activité.
« (…) révolution spontanée, pluraliste, multiforme, sans direction centrale ni tendance dominante si ce n’est la volonté commune d’indépendance nationale et de liberté civile. Le dénominateur commun, à part le sentiment national, est l’élan vers une société civile multiple et policée. Personne n’a même entendu parler de société civile, mais, du village perdu à la grande usine, en passant par les associations d’écrivains, d’artistes ou de croyants, chacun a saisi une parcelle du pouvoir appartenant aux citoyens. »[5]

La révolution de 1956 est, en ce sens, est la première expérience réellement démocratique de la Hongrie : le communisme ayant détruit les clivages sociaux en instaurant un régime de peur, l’individu est seul défenseur de sa propre liberté. A la communautarisation soviétique forcée, le peuple répond par un élan communautaire spontané qu’il n’avait jamais connu auparavant. En l’absence de classes, ce n’est pas la défense d’intérêts qui engendre la révolution mais la volonté commune de vivre dans un pays libre. Les associations formées alors pourraient être les premiers cercles démocratiques tocquevilliens de toute son histoire : chacun organise un pan de la société pour le bien de tous, pour le bien commun.
«Si une chose telle qu’ « une révolution spontanée » à la Rosa Luxemburg – ce soulèvement soudain d’un peuple opprimé, luttant pour la liberté et pratiquement rien d’autre, sans le chaos d’une défaite militaire qui le précéderait, sans le recours aux techniques du coup d’Etat, sans le réseau dense d’un appareil d’organisateurs et de conspirateurs, sans la propagande déstabilisante d’un parti révolutionnaire, c’est-à-dire ce que tout le monde, les conservateurs comme les libéraux, les radicaux comme les révolutionnaires, avait rejeté tel un beau rêve – si donc une telle révolution a jamais existé, alors c’est nous qui avons eu le privilège d’en être les témoins. (…) C’est dans l’essor des conseils, et non dans la restauration des partis, que se trouve le signe évident d’une véritable renaissance de la démocratie contre la dictature, de la liberté contre la tyrannie. »[6]

L’initiative est portée par les élites du système soviétique, l’intelligentsia, qu’un endoctrinement décennal n’a pas suffi à asservir. La population reste pleinement consciente du mensonge de l’envahisseur. L’union des communistes, fers de lance du mouvement, et de la population, montre à quel point la distance critique avait pu être maintenue.

Et pourtant … peu ou prou d’historiographies mentionnent le retour des slogans antisémites dès le deuxième ou troisième jour de la révolution. Et il est peu mentionné, que les Hongrois fascistes admirateurs de Hitler et de Szàlasi, passés en Autriche, refont alors leur apparition au sein des manifestations. D’ailleurs, les villes frontalières déplorent plus de massacres que la capitale. Enfin, la traque des Juifs parmi les dissidents réfugiés en Autriche durant la révolution laisse à penser qu’un sentiment nationaliste aux relents inavouables a également accompagné la révolution démocratique.

Qu’est-ce que la révolution de 1956 aurait pu donner ? De quel régime aurait-elle pu accoucher ? D’un nationalisme conservateur fondé sur l’aristocratie catholique comme l’a prôné le cardinal Mindszenty ? D’une démocratie socialiste menée par Imre Nagy ? Dans cette seconde perspective, les sociaux-démocrates opprimés par les communistes l’auraient-il rallié, permettant la formation d’une « troisième voie » tant rêvée entre capitalisme et communisme ? L’écrasement de la Hongrie par l’Armée rouge ne nous permet malheureusement pas de répondre à ces interrogations. Cependant, on peut affirmer que le type d’association fondé spontanément durant cette courte révolution laisse à penser que la démocratie n’était plus une voie étrangère à la Hongrie. Ainsi, c’est encore une fois à la lumière des associations que se mesure les évolutions sociales et politiques et la capacité d’un peuple de défendre des valeurs démocratiques.
Si la révolution est écrasée, les protestations se poursuivront de manière silencieuse, notamment par désertion des lieux publics lors des dates anniversaires d’octobre 1956. Par ailleurs, les samizdats ne cesseront de circuler sous le manteau, au sein de groupes informels et amicaux réunis clandestinement.

Gel et dégel
Suite à l’écrasement de la révolution de 1956, c’est en premier lieu la liberté d’action qui est touchée par la suppression des conseils révolutionnaires. Ensuite, la liberté de pensée fut impitoyablement condamnée par la persécution des intellectuels. Cependant, des concessions furent accordées dans le domaine économique : le régime soviétique a alors compris que la satisfaction de besoins de base pourraient un temps faire taire d’autres revendications. Si des assouplissements sont apportés sur le plan judiciaire, administratif et économique, le contrôle étatique et policier reste intangible dans un premier temps. La grande réforme économique hongroise de 1968, appelée « nouveau mécanisme économique » introduit une coopération fondée sur la libéralisation du marché.
La réforme touche premièrement le monde rural, en baisse constante : l’alliance du collectif et du privé permet en effet d’instaurer une forme de compétitivité fondée sur la compétence et non sur le lieu de naissance ou l’origine sociale. C’est la première fois dans l’histoire hongroise que les paysans ont la possibilité de s’enrichir. Deuxièmement, les activités assimilées au secteur privé – commerce, artisanat et petites entreprises – bénéficient également de cet élan. L’imbrication entre collectif et privé apporte une très forte dynamique à l’ensemble de l’économie. Attirée par l’augmentation des revenus, la population cumule les heures de travail pour pouvoir s’enrichir en profitant des deux secteurs. Plusieurs écrivains, majoritairement populistes, dénoncent ce nouvel asservissement qui délite encore une fois la cohésion sociale et dénigre la culture et l’instruction : le pays se construit sur l’intérêt à défaut de se construire sur la démocratisation.

Pourtant, la libéralisation économique apporte également une libéralisation sociétale : la liberté d’opinion s’affirme en public, véhiculée par les journaux. La pratique religieuse cesse d’être condamnée. Enfin, la Hongrie s’ouvre au monde : les maisons d’éditions étatiques éditent les traductions d’auteurs étrangers auparavant interdits ; les voyages à l’étranger sont facilités.

Cependant, si la libéralisation permet la formation d’une classe moyenne importante, englobant les intellectuels, les entrepreneurs, les techniciens, les paysans et une partie d’ouvriers, les inégalités sociales refont surface, de manière d’autant plus criante qu’elles se fondent sur les combines et la corruption. Une nouvelle cassure sociale apparaît ainsi entre nouveaux riches et pauvres exclus du système. Si le pouvoir soviétique a accordé d’importantes concessions en matière de liberté économique et privée, elle ne permet pas à la population d’accéder au pouvoir politique.

Pourtant, le pouvoir soviétique a échoué dans sa volonté de cloisonnement et d’atomisation de la société : par la libéralisation économique, elle recrée l’une des bases de l’association : la défense des intérêts. Dans une démarche utilitariste, la population fait l’objet de regroupements informels fondés sur le clientélisme, où la frontière entre l’économique et le politique s’estompe.

« C’est donc sur un terrain accidenté, tantôt dans des cadres légaux tantôt comme « rivière souterraine », et toujours en lignes de forces entrecroisées que s’est développée une société civile laissant derrière elle l’encadrement social vertical comme une coquille vide. »[7]

Durant les années 1980, la crise économique et politique de l’Etat communiste a donc des impacts sur toute la sphère économique, sociale et politique : la frontière entre le public et le privé, entre le politique et l’économique devient friable.

La défense des minorités hongroises dans les pays limitrophes constitue la préoccupation première de la population : « la société civile s’est substituée dans ce domaine à l’Etat ».[8] Les revendications portant sur la récupération des territoires magyars fédèrent encore une fois le peuple hongrois, qui s’unit au sein de manifestations de protestation dès les années 1970. A partir de la fin des années 1980, le sort des minorités hongroises constitue le débat principal dans les médias, les livres, les manifestations, contraignant le pouvoir à formuler des protestations auprès du pouvoir roumain.

Deuxièmement, les associations s’organisent pour défendre les intérêts d’une région ou d’un groupe. Ainsi, des corporations se recréent autour du pouvoir d’un chef ou d’un groupe influent sur un modèle féodal. Alimentés par la corruption, ils sont des intermédiaires entre le pouvoir politique et leur sphère d’influence, agissant en véritables groupes de pression.

En marge de ces deux orientations, un milieu associatif diversifié apparaît, majoritairement soumis au pouvoir de l’Etat ou à celui des patrons. Cependant, selon les propos de Miklos Molnàr, plusieurs milliers d’associations bénéficieraient à ce stade d’une « autonomie politique, financière et idéologique indiscutable. »[9]
Pourtant, l’Etat interfère directement via l’administration ou indirectement via ses organisations dans la vie de l’association : si le ministère de l’Intérieur se borne à surveiller les statuts et le fonctionnement, c’est l’Etat qui crée toute nouvelle association et transforme les anciennes.
Cependant, progressivement, le milieu associatif a cherché à se libérer de la tutelle étatique en nommant de nouveaux dirigeants, en critiquant de plus en plus ouvertement l’autoritarisme, en organisant des conférences et des programmes en marge de la sphère officielle, relayés par les médias. Ce mouvement de libéralisation de la vie privée se situe dans le prolongement du dégel des années Kàdàr : il fait suite à la libéralisation économique et au retour de l’initiative privée. A partir des années 1988-1989, le mouvement atteint une ampleur significative.
« (…) le mouvement déborde, cette fois-ci, le cadre de la société civile dans l’acception étroite du terme. Il revendique maintenant non seulement quelques espaces, mais pratiquement tout le terrain, il revendique … la liberté. (…) les associations se multiplient et occupent le centre et de l’espace social et de l’espace politique.»[10]

Ainsi, certaines organisations qui commencèrent en tant que groupes environnementaux ou d’alternatives scientifiques ou encore des associations professionnelles créèrent la base d’un mouvement non-officiel, plus tard d’opposition. Les groupements clandestins puis les associations crées à la fin des années 1980 se multiplient notamment dans le domaine religieux, culturel, écologique, dans la représentation d’intérêts, dans le « débat public » et enfin, dans le domaine politique.

Les associations religieuses témoignent d’une diversification importante des cultes et des croyances, tels que les Témoins de Jehova, les Baptistes, les Advantistes, les Méthodistes ou encore les Nazaréens.
Les associations culturelles restent, elles, dans le giron des organisations officielles : Jeunes communistes et Front Patriotique Populaire. Parallèlement, de nombreux clubs de discussion et de lectures auparavant interdits se reforment et poursuivent une activité de plus en plus libre, notamment au sein des universités mais aussi de l’enseignement secondaire. Parallèlement aux foyers culturels officiels se développent des foyers locaux financés collectivement.
Si les associations sportives et de loisirs sont les plus importantes, elles restent cependant soumises au pouvoir de l’Etat.
Enfin, c’est au sein du Front Patriotique Populaire que se développent les mouvements écologiques, qui se cristallisent autour de la lutte contre la construction des barrages sur le Danube.

Le milieu associatif renaissant est donc divisé en plusieurs tendances : il comprend d’une part des regroupements de particuliers soucieux de défendre leurs intérêts, d’autre part des associations nées au sein d’organisations officielles qui jouent le rôle d’intermédiaire entre les citoyens et le pouvoir politique. C’est de ces dernières que naissent les futurs partis politiques. Enfin, il faut signaler que les médias jouèrent un rôle important dans la libéralisation du pays, donnant la parole à des intellectuels exprimant de plus en plus ouvertement leur opinion.

Les institutions de la « société civile » regagnent progressivement leurs droits. La première étape de ce processus eut lieu en 1987, quand le Code civil hongrois réintégra le statut des fondations. C’est alors que Georges Soros s’installe en Hongrie. D’après Eva Kuti, ce pas en avant serait dû à l’aveu de défaillance fait par l’Etat quant à la satisfaction de besoins sociaux. Faisant fonctionner un système à deux vitesses avant tout favorable à la nomenklatura, il aurait délaissé des pans entiers de la population hongroise. C’est pour permettre aux fondations de prendre soin de ces derniers que l’Etat aurait relâché son contrôle.

En janvier 1989, la Hongrie va plus loin puisque l’Assemblée nationale vote une loi sur la liberté d’association. En un an, la réglementation sur le fonctionnement et la gestion économique des partis fut mise en place, parallèlement au vote des lois sur la liberté religieuse et des institutions religieuses. Le résultat de cette nouvelle situation juridique ainsi que la mise en place d’un nouveau système d’impôts qui permit la constitution de ressources financières, fut l’essor des « organisations à but non lucratif » (nonprofit organisations) ainsi que l’affirmation de leur rôle social et de leur poids économique.

Ainsi, la révolution de 1956 a eu un effet inattendu : la libéralisation du pays sur des bases économiques et utilitaristes. La défense des intérêts est à la base du dégel, rendant les frontières floues entre l’Etat et la population, entre le politique et l’économique, entre le public et le privé.


Il nous semblait ici important de décrire cette évolution, dont l’interprétation historique est à la base de désaccords contemporains fondamentaux. En effet, comme nous avons pu le remarquer dans les citations ci- avant, un historien d’origine hongroise comme Miklos Molnàr emploie constamment le terme « société civile » pour qualifier une population informelle, qui voudrait accéder à la liberté contre un Etat oppresseur, notamment par l’intermédiaire des associations.
Si la dimension totalitaire du pouvoir soviétique jusqu’au dégel ne fait aucun doute, on peut toutefois se demander si la chute du régime soviétique est due en premier lieu à cette lutte de la « société civile » ou bien à la dégénérescence du pouvoir soviétique, miné par le clientélisme et la corruption tout autant que la société elle-même. En effet, la frontière entre pouvoir politique et société nous semble moins évidente qu’il n’y paraît. Si l’on considère le milieu associatif, nous avons pu constater qu’il contient plusieurs tendances. La majeure partie des associations agissant dans le cadre communautaire – associations sportives, culturelles, artistiques, sociales, écologiques – sont entièrement assujetties à l’Etat, que ce soit directement ou indirectement en évoluant au sein d’organisations. D’autres associations ont pour but de défendre les intérêts de groupes véhiculés par le clientélisme lié à l’Etat d’une part, par le corporatisme d’origine féodale d’autre part.
On compte par ailleurs des associations religieuses et enfin, des associations que nous nommons « nationalistes » dans le sens où elles défendent les minorités magyares et l’identité nationale.
La dichotomie « société civile » / Etat nous semble donc relativement artificielle. Or, celle-ci est à la base des considérations actuelles sur le milieu associatif, que ce soit en France ou en Hongrie.
[1] Hannah Arendt« Le totalitarisme » in Les origines du totalitarisme, coll. « Quarto », Gallimard, 2002, Paris. Page 665.
[2] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 116.
[3] Hannah Arendt, op. cit. Page 634.
[4] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 165.
[5] Miklos Molnàr , Histoire de la Hongire, op. cit. Page 408.
[6] Hannah Arendt, « Réflexions sur la révolution hongroise » in Les origines du totalitarisme, op. cit. Page 899 et 925.
[7] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 214.
[8] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 308.
[9] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 314.
[10] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 315.

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