jeudi 4 octobre 2007

Etat versus société civile ?

« (…) l’une des voies d’interprétation de la spécificité du communisme et de l’hostilité qu’il provoquait a été, spécialement à partir des années 1970, de souligner que le système communiste avait tendu à réaliser une fusion de l’Etat-Parti et de la société civile : fusion qui écrasait l’autonomie des individus et des groupes et annihilait, quasiment, leur capacité à s’organiser. Comme, dans le même temps, le thème d’une organisation de la société (civile) contre l’Etat, ou en dehors de l’Etat, se développait en Occident, notamment en raison d’un retrait partiel de l’Etat-providence et de l’essor de luttes comme celle du mouvement des femmes, cette thématique a reçu un grand écho. Cependant, la problématique de l’opposition société civile / Etat a été critiquée en raison de la simplification qu’elle commanderait dans l’analyse, voire en raison de l’oubli qu’elle induirait du rôle de l’Etat dans la constitution d’une société où l’organisation, l’association, la compétition régulées sont possibles. Cette dernière raison permet aussi de s’interroger sur la pertinence d’une analyse des sociétés post-communistes comme lieu d’une renaissance de la « société civile. »»[1]

Comme nous l’avons analysé dans notre seconde partie, le milieu associatif est guidé par des buts multiples, la défense d’intérêts de groupes ou de classes en premier lieu - il en est ainsi des salons bourgeois, mais aussi des groupements clientélistes et corporatistes hongrois des années 1970 –. Si la défense de la liberté a été proclamée comme moteur des mouvements révolutionnaires, l’analyse historique semble démontrer que de multiples autres motivations sous-tendent ces mouvements : lutte de la bourgeoisie pour accéder à une position élitiste, lutte de la noblesse hongroise pour maintenir son pouvoir sur une base nationaliste, etc.
Le milieu associatif est le fruit de clivages sociaux et, en cela, il est un outil de revendications politiques et sociales moins altruiste qu’il n’y paraît.
En mentionnant l’essor du milieu associatif durant les années 1980, Eva Kuti écrit :
« The actual activities of these groups did not challenge the state socialist system, but their mood was clearly opppositional, their existence expressed the society’s antagonism towards the totalitarian regime. This more or less hidden oppositional character of the voluntary sector is probably explained by the oppositional attitude of the Hungarian society itself. (...) This general distrust of public institutions (including not only state, but church organizations, as well) is an important explanatory factor of the impressive strength of voluntary movements and their potential for expansion in Hungary. Voluntary organizations learnt to survive prohibition and to wriggle out of government control, sometimes they could shelter social and political movements which were not tolerated by the authorities. The freeedom of association was always endangered, the voluntary organizations often existed on the edge of illegality. Governments did not trust them at all, the most dictatorial ones even tried to completely eradicate them, but they were held in high esteem by citizens. They were considered to be a means of having a “voice” in “no-exit” situations.»[2]

Nous retrouvons chez Eva Kuti la ligne de pensée suivante : le milieu associatif est une force d’opposition au régime soviétique totalitaire, dans le prolongement de la lutte silencieuse de la société toute entière. Au besoin relais des mouvements sociaux et politiques, les associations ont de tout temps été durement pourchassées par les pouvoirs publics. C’est parce que depuis 1989 le peuple ne fait plus confiance ni à l’Etat ni à l’Eglise que le réseau associatif est une force de renouveau primordiale pour la nouvelle Hongrie en gestation. L’association serait donc une force d’opposition à un pouvoir étatique dictatorial, qui reflète les aspirations du peuple.
Et que sont devenus ces cercles de défense nobiliaires et bourgeois visant à défendre les intérêts des élites ? Et que sont devenus les associations fondées et soutenues par l’Etat pour développer la société ? De même, le fondement de l’œuvre de Miklos Molnàr, que nous avons abondamment citée, repose sur l’opposition entre société civile et Etat. Par ailleurs, lorsque Edith Archambault cite Michel Foucault pour décrire le pouvoir oppresseur de l’Etat, Dominique Colas cite le même auteur pour noter son aversion à l’égard de la simplification de la théorie de l’enfermement.

Tout comme le mouvement associatif est multiple, l’Etat l’est à son tour : l’Etat de l’Ancien Régime est différent de celui du XIXe siècle, les formes de pouvoir français et hongrois étant à leur tour différentes les unes des autres. Enfin, le pouvoir totalitaire stalinien est également différent du pouvoir de Kàdàr instauré en Hongrie dans les années 1970.
De même, les formes de résistance à travers l’empire soviétique sont tout aussi diverses : marins, paysans, intellectuels et étudiants, ouvriers, Juifs, prêtres catholiques, artistes …Tous ces groupes se battent contre l’oppression, mais aussi pour obtenir des droits qui leur sont propres. En cela, ils se positionnent comme acteurs spécifiques au sein de la population.

Contre ces simplifications, notre analyse historique a eu pour objet de décrire la place de l’association dans l’histoire des sociétés française et hongroise.
L’objet de notre thèse consistera à examiner les résurgences du passé et les évolutions nouvelles au sein des milieux associatifs français et hongrois, en analysant les constitutions sociales, les rapports de pouvoir et le rôle de l’Etat, notamment en tant que législateur et premier financeur du milieu associatif aujourd’hui, que ce soit en France ou en Hongrie.
[1] Dominique Colas, Première partie « Société civile, Etat, nation » in l’Europe post-communiste, dir. Dominique Colas, coll. « Premier cycle », Presses universitaires de France, 2002, Paris. Page 29.
[2] Eva Kuti, op. cit. Page 40 et 45.
Traduction française : « Les activités concrètes de ces groupes n’équivalaient pas le système soviétique, mais leur but était clairement de s’opposer, leur existence exprimant l’antagonisme de la société envers le régime totalitaire. Ce rôle d’opposition du secteur volontaire, plus ou moins caché, est probablement explicable par l’attitude antagoniste de la société hongroise dans son ensemble. (…) Le désaveu général des institutions publiques (incluant non seulement les institutions étatiques mais aussi ecclésiastiques) apporte une explication primordiale à la force impressionnante avec laquelle les mouvements volontaires ont agi et se sont développés en Hongrie. Les organisations volontaires ont appris à survivre malgré la censure et à déjouer le contrôle gouvernemental, abritant parfois des mouvements politiques et sociaux interdits par les autorités. La liberté d’association a toujours été menacée, les organisations volontaires perdurant à la marge de l’illégalité. Les gouvernements ne leurs ont aucunement fait confiance, les plus dictatoriaux tentant même de les éradiquer complètement, mais elles furent tenues en grande estime par les citoyens. Elles étaient considérées comme un moyen d’avoir une « voix » dans des situations de « non-existence ». »

Sous le communisme en Hongrie : gel et dégel

Suite à l’écrasement de la révolution de 1956, c’est en premier lieu la liberté d’action qui est touchée par la suppression des conseils révolutionnaires. Ensuite, la liberté de pensée fut impitoyablement condamnée par la persécution des intellectuels. Cependant, des concessions furent accordées dans le domaine économique : le régime soviétique a alors compris que la satisfaction de besoins de base pourraient un temps faire taire d’autres revendications. Si des assouplissements sont apportés sur le plan judiciaire, administratif et économique, le contrôle étatique et policier reste intangible dans un premier temps. La grande réforme économique hongroise de 1968, appelée « nouveau mécanisme économique » introduit une coopération fondée sur la libéralisation du marché.
La réforme touche premièrement le monde rural, en baisse constante : l’alliance du collectif et du privé permet en effet d’instaurer une forme de compétitivité fondée sur la compétence et non sur le lieu de naissance ou l’origine sociale. C’est la première fois dans l’histoire hongroise que les paysans ont la possibilité de s’enrichir. Deuxièmement, les activités assimilées au secteur privé – commerce, artisanat et petites entreprises – bénéficient également de cet élan. L’imbrication entre collectif et privé apporte une très forte dynamique à l’ensemble de l’économie. Attirée par l’augmentation des revenus, la population cumule les heures de travail pour pouvoir s’enrichir en profitant des deux secteurs. Plusieurs écrivains, majoritairement populistes, dénoncent ce nouvel asservissement qui délite encore une fois la cohésion sociale et dénigre la culture et l’instruction : le pays se construit sur l’intérêt à défaut de se construire sur la démocratisation.

Pourtant, la libéralisation économique apporte également une libéralisation sociétale : la liberté d’opinion s’affirme en public, véhiculée par les journaux. La pratique religieuse cesse d’être condamnée. Enfin, la Hongrie s’ouvre au monde : les maisons d’éditions étatiques éditent les traductions d’auteurs étrangers auparavant interdits ; les voyages à l’étranger sont facilités.

Cependant, si la libéralisation permet la formation d’une classe moyenne importante, englobant les intellectuels, les entrepreneurs, les techniciens, les paysans et une partie d’ouvriers, les inégalités sociales refont surface, de manière d’autant plus criante qu’elles se fondent sur les combines et la corruption. Une nouvelle cassure sociale apparaît ainsi entre nouveaux riches et pauvres exclus du système. Si le pouvoir soviétique a accordé d’importantes concessions en matière de liberté économique et privée, elle ne permet pas à la population d’accéder au pouvoir politique.

Pourtant, le pouvoir soviétique a échoué dans sa volonté de cloisonnement et d’atomisation de la société : par la libéralisation économique, elle recrée l’une des bases de l’association : la défense des intérêts. Dans une démarche utilitariste, la population fait l’objet de regroupements informels fondés sur le clientélisme, où la frontière entre l’économique et le politique s’estompe.

« C’est donc sur un terrain accidenté, tantôt dans des cadres légaux tantôt comme « rivière souterraine », et toujours en lignes de forces entrecroisées que s’est développée une société civile laissant derrière elle l’encadrement social vertical comme une coquille vide. »[1]

La libéralisation économique engendre une diversification de la société par regroupements utilitaristes, mais aussi un éclatement du pouvoir politique se voulant le reflet des changements sociaux. « Il y a une sorte d’osmose entre d’un côté la classe politique et surtout les communistes sans grade et, de l’autre, la société civile. »[2] Dans le prolongement de l’évolution sociale, le fossé entre les communistes conservateurs et réformistes s’élargit : le retour de la pensée utilitariste, fondée sur la défense des intérêts, conduit le parti lui-même à se fissurer.
« La banalisation du parti allait de pair avec la banalisation de l’idéologie dans un temps, déjà ancien, quand l’idéologie s’est transformée en vulgate utilitaire, véhiculée par la langue de bois. Dans un second temps, (…), elle se dégrade et se meurt. Et avec elle se dissipe, conjointement, tout un outillage millénariste, messianique, prométhéen. »[3]

Durant les années 1980, la crise économique et politique de l’Etat communiste a donc des impacts sur toute la sphère économique, sociale et politique : la frontière entre le public et le privé, entre le politique et l’économique devient friable.
Fondée initialement sur des regroupements utilitaristes, l’essor associatif s’affirme peu à peu, et en premier lieu autour de l’identité nationale. En effet, la défense des minorités hongroises dans les pays limitrophes constitue la préoccupation première de la population : « la société civile s’est substituée dans ce domaine à l’Etat ».[4] Les revendications portant sur la récupération des territoires magyars fédèrent encore une fois le peuple hongrois, qui s’unit au sein de manifestations de protestation dès les années 1970. A partir de la fin des années 1980, le sort des minorités hongroises constitue le débat principal dans les médias, les livres, les manifestations, contraignant le pouvoir à formuler des protestations auprès du pouvoir roumain.

Deuxièmement, les associations s’organisent pour défendre les intérêts d’une région ou d’un groupe. Ainsi, des corporations se recréent autour du pouvoir d’un chef ou d’un groupe influent sur un modèle féodal. Alimentés par la corruption, ils sont des intermédiaires entre le pouvoir politique et leur sphère d’influence, agissant en véritables groupes de pression.

En marge de ces deux orientations, un milieu associatif diversifié apparaît, majoritairement soumis au pouvoir de l’Etat ou à celui des patrons. Cependant, selon les propos de Miklos Molnàr, plusieurs milliers d’associations bénéficieraient à ce stade d’une « autonomie politique, financière et idéologique indiscutable. »[5]
Pourtant, l’Etat interfère directement via l’administration ou indirectement via ses organisations dans la vie de l’association : si le ministère de l’Intérieur se borne à surveiller les statuts et le fonctionnement, c’est l’Etat qui crée toute nouvelle association et transforme les anciennes.
Cependant, progressivement, le milieu associatif a cherché à se libérer de la tutelle étatique en nommant de nouveaux dirigeants, en critiquant de plus en plus ouvertement l’autoritarisme, en organisant des conférences et des programmes en marge de la sphère officielle, relayés par les médias. Ce mouvement de libéralisation de la vie privée se situe dans le prolongement du dégel des années Kàdàr : il fait suite à la libéralisation économique et au retour de l’initiative privée. A partir des années 1988-1989, le mouvement atteint une ampleur significative.
« (…) le mouvement déborde, cette fois-ci, le cadre de la société civile dans l’acception étroite du terme. Il revendique maintenant non seulement quelques espaces, mais pratiquement tout le terrain, il revendique … la liberté. (…) les associations se multiplient et occupent le centre et de l’espace social et de l’espace politique.»[6]

Ainsi, certaines organisations qui commencèrent en tant que groupes environnementaux ou d’alternatives scientifiques ou encore des associations professionnelles créèrent la base d’un mouvement non-officiel, plus tard d’opposition. Les groupements clandestins puis les associations crées à la fin des années 1980 se multiplient notamment dans le domaine religieux, culturel, écologique, dans la représentation d’intérêts, dans le « débat public » et enfin, dans le domaine politique.

Les associations religieuses témoignent d’une diversification importante des cultes et des croyances, tels que les Témoins de Jehova, les Baptistes, les Advantistes, les Méthodistes ou encore les Nazaréens.
Les associations culturelles restent, elles, dans le giron des organisations officielles : Jeunes communistes et Front Patriotique Populaire. Parallèlement, de nombreux clubs de discussion et de lectures auparavant interdits se reforment et poursuivent une activité de plus en plus libre, notamment au sein des universités mais aussi de l’enseignement secondaire. Parallèlement aux foyers culturels officiels se développent des foyers locaux financés collectivement.
Si les associations sportives et de loisirs sont les plus importantes, elles restent cependant soumises au pouvoir de l’Etat.
Enfin, c’est au sein du Front Patriotique Populaire que se développent les mouvements écologiques, qui se cristallisent autour de la lutte contre la construction des barrages sur le Danube.

Le milieu associatif renaissant est donc divisé en plusieurs tendances : il comprend d’une part des regroupements de particuliers soucieux de défendre leurs intérêts, d’autre part des associations nées au sein d’organisations officielles qui jouent le rôle d’intermédiaire entre les citoyens et le pouvoir politique. C’est de ces dernières que naissent les futurs partis politiques. Enfin, il faut signaler que les médias jouèrent un rôle important dans la libéralisation du pays, donnant la parole à des intellectuels exprimant de plus en plus ouvertement leur opinion.

Les institutions de la « société civile » regagnent progressivement leurs droits. La première étape de ce processus eut lieu en 1987, quand le Code civil hongrois réintégra le statut des fondations. C’est alors que Georges Soros s’installe en Hongrie. D’après Eva Kuti, ce pas en avant serait dû à l’aveu de défaillance fait par l’Etat quant à la satisfaction de besoins sociaux. Faisant fonctionner un système à deux vitesses avant tout favorable à la nomenklatura, il aurait délaissé des pans entiers de la population hongroise. C’est pour permettre aux fondations de prendre soin de ces derniers que l’Etat aurait relâché son contrôle.

En janvier 1989, la Hongrie va plus loin puisque l’Assemblée nationale vote une loi sur la liberté d’association. En un an, la réglementation sur le fonctionnement et la gestion économique des partis fut mise en place, parallèlement au vote des lois sur la liberté religieuse et des institutions religieuses. Le résultat de cette nouvelle situation juridique ainsi que la mise en place d’un nouveau système d’impôts qui permit la constitution de ressources financières, fut l’essor des « organisations à but non lucratif » (nonprofit organisations) ainsi que l’affirmation de leur rôle social et de leur poids économique.

Ainsi, la révolution de 1956 a eu un effet inattendu : la libéralisation du pays sur des bases économiques et utilitaristes. La défense des intérêts est à la base du dégel, rendant les frontières floues entre l’Etat et la population, entre le politique et l’économique, entre le public et le privé.


Il nous semblait ici important de décrire cette évolution, dont l’interprétation historique est à la base de désaccords contemporains fondamentaux. En effet, comme nous avons pu le remarquer dans les citations ci- avant, un historien d’origine hongroise comme Miklos Molnàr emploie constamment le terme « société civile » pour qualifier une population informelle, qui voudrait accéder à la liberté contre un Etat oppresseur, notamment par l’intermédiaire des associations.
Si la dimension totalitaire du pouvoir soviétique jusqu’au dégel ne fait aucun doute, on peut toutefois se demander si la chute du régime soviétique est due en premier lieu à cette lutte de la « société civile » ou bien à la dégénérescence du pouvoir soviétique, miné par le clientélisme et la corruption tout autant que la société elle-même. En effet, la frontière entre pouvoir politique et société nous semble moins évidente qu’il n’y paraît. Si l’on considère le milieu associatif, nous avons pu constater qu’il contient plusieurs tendances. La majeure partie des associations agissant dans le cadre communautaire – associations sportives, culturelles, artistiques, sociales, écologiques – sont entièrement assujetties à l’Etat, que ce soit directement ou indirectement en évoluant au sein d’organisations. D’autres associations ont pour but de défendre les intérêts de groupes véhiculés par le clientélisme lié à l’Etat d’une part, par le corporatisme d’origine féodale d’autre part.
On compte par ailleurs des associations religieuses et enfin, des associations que nous nommons « nationalistes » dans le sens où elles défendent les minorités magyares et l’identité nationale.
La dichotomie « société civile » / Etat nous semble donc relativement artificielle. Or, celle-ci est à la base des considérations actuelles sur le milieu associatif, que ce soit en France ou en Hongrie.
[1] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 214.
[2] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 279.
[3] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 288.
[4] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 308.
[5] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 314.
[6] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 315.

Sous le communisme en Hongrie : la révolution démocratique écrasée

Les signes du dégel donnés par le XXe Congrès du parti soviétique durant lequel Khrouchtchev dénonce les crimes staliniens fait souffler un incroyable vent de liberté. Le détonateur de la révolution de 1956 est donné par la réhabilitation et les obsèques publiques de Rajk : 100 000 personnes manifestent alors en silence.
Le 23 octobre, en solidarité avec les Polonais, les étudiants, artistes et écrivains se réunissent au pied de la statue de Petöfi et proclament une revendication en 12 points, comme l’avait fait Kossuth lors de la révolution de 1848. Au fur et à mesure de la journée et notamment après la sortie des usines implantées par la force par le régime soviétique, les milliers d’ouvriers rejoignent la foule, qui atteint alors 300 000 personnes. La radio est prise, la statue de Staline déboulonnée. Si la police politique ouvre le feu sur la foule, la police municipale fournit, elle, des fusils aux insurgés.
L’Armée Rouge est appelée au secours : la manifestation, devenue révolte se transforme alors en révolution. Après cinq jours de lutte, Imre Nagy est nommé Premier ministre. Malgré son appel au calme, la lutte pour la liberté se poursuit. Le parti finit par être dissous : les petits propriétaires, les sociaux-démocrates et les paysans intègrent le cabinet. Si les insurgés cessent les combats, ils demandent cependant des comptes au nouveau pouvoir.
Un nouveau système politique et social renaît de ses cendres en l’espace d’un instant : le multipartisme est instauré ; police, armée et insurgés assurent l’ordre ensemble, malgré des débordements dans les deux camps.

La grande originalité de la révolution hongroise est sans conteste sa spontanéité : si un noyau dur formé par l’intelligentsia a donné une impulsion décisive, elle a été très rapidement rejointe par une foule disparate unie autour de la défense de la liberté et de l’indépendance nationale. Rapidement, cette foule s’organise en créant des organes d’autogouvernement : comités nationaux, conseils révolutionnaires, conseils ouvriers, assurant la direction d’un quartier, d’une institution, d’une usine.
Alors que les conseils révolutionnaires organisent la vie politique, les conseils ouvriers gèrent le volet économique. Les conseils sont, dans un premier temps, la seule alternative aux partis, mais un parti qui serait directement issu du peuple sans idéologie ni théorie préalable. C’est la confiance qui en lie les membres et la force de conviction qui en distingue les meneurs. Ces groupes, issus de la survivance de liens amicaux ou de voisinage, se fondent sur la souplesse des débats et sur une volonté de s’inscrire durablement dans le temps. Comme le mentionne Hannah Arendt, « au sein de chaque groupe disparate la formation d’un conseil a transformé une coexistence de pur hasard en une institution politique. » De plus, ces associations démocratiques spontanées ont très rapidement couvert de larges secteurs d’activité.
« (…) révolution spontanée, pluraliste, multiforme, sans direction centrale ni tendance dominante si ce n’est la volonté commune d’indépendance nationale et de liberté civile. Le dénominateur commun, à part le sentiment national, est l’élan vers une société civile multiple et policée. Personne n’a même entendu parler de société civile, mais, du village perdu à la grande usine, en passant par les associations d’écrivains, d’artistes ou de croyants, chacun a saisi une parcelle du pouvoir appartenant aux citoyens. »[1]

La révolution de 1956 est, en ce sens, est la première expérience réellement démocratique de la Hongrie : le communisme ayant détruit les clivages sociaux en instaurant un régime de peur, l’individu est seul défenseur de sa propre liberté. A la communautarisation soviétique forcée, le peuple répond par un élan communautaire spontané qu’il n’avait jamais connu auparavant. En l’absence de classes, ce n’est pas la défense d’intérêts qui engendre la révolution mais la volonté commune de vivre dans un pays libre. Les associations formées alors pourraient être les premiers cercles démocratiques tocquevilliens de toute son histoire : chacun organise un pan de la société pour le bien de tous, pour le bien commun.
«Si une chose telle qu’ « une révolution spontanée » à la Rosa Luxemburg – ce soulèvement soudain d’un peuple opprimé, luttant pour la liberté et pratiquement rien d’autre, sans le chaos d’une défaite militaire qui le précéderait, sans le recours aux techniques du coup d’Etat, sans le réseau dense d’un appareil d’organisateurs et de conspirateurs, sans la propagande déstabilisante d’un parti révolutionnaire, c’est-à-dire ce que tout le monde, les conservateurs comme les libéraux, les radicaux comme les révolutionnaires, avait rejeté tel un beau rêve – si donc une telle révolution a jamais existé, alors c’est nous qui avons eu le privilège d’en être les témoins. (…) C’est dans l’essor des conseils, et non dans la restauration des partis, que se trouve le signe évident d’une véritable renaissance de la démocratie contre la dictature, de la liberté contre la tyrannie. »[2]

L’initiative est portée par les élites du système soviétique, l’intelligentsia, qu’un endoctrinement décennal n’a pas suffi à asservir. La population reste pleinement consciente du mensonge de l’envahisseur. L’union des communistes, fers de lance du mouvement, et de la population, montre à quel point la distance critique avait pu être maintenue.

Et pourtant … peu ou prou d’historiographies mentionnent le retour des slogans antisémites dès le deuxième ou troisième jour de la révolution. Et il est peu mentionné, que les Hongrois fascistes admirateurs de Hitler et de Szàlasi, passés en Autriche, refont alors leur apparition au sein des manifestations. D’ailleurs, les villes frontalières déplorent plus de massacres que la capitale. Enfin, la traque des Juifs parmi les dissidents réfugiés en Autriche durant la révolution laisse à penser qu’un sentiment nationaliste aux relents inavouables a également accompagné la révolution démocratique.

Qu’est-ce que la révolution de 1956 aurait pu donner ? De quel régime aurait-elle pu accoucher ? D’un nationalisme conservateur fondé sur l’aristocratie catholique comme l’a prôné le cardinal Mindszenty ? D’une démocratie socialiste menée par Imre Nagy ? Dans cette seconde perspective, les sociaux-démocrates opprimés par les communistes l’auraient-il rallié, permettant la formation d’une « troisième voie » tant rêvée entre capitalisme et communisme ? L’écrasement de la Hongrie par l’Armée rouge ne nous permet malheureusement pas de répondre à ces interrogations. Cependant, on peut affirmer que le type d’association fondé spontanément durant cette courte révolution laisse à penser que la démocratie n’était plus une voie étrangère à la Hongrie. Ainsi, c’est encore une fois à la lumière des associations que se mesure les évolutions sociales et politiques et la capacité d’un peuple de défendre des valeurs démocratiques.
Si la révolution est écrasée, les protestations se poursuivront de manière silencieuse, notamment par désertion des lieux publics lors des dates anniversaires d’octobre 1956. Par ailleurs, les samizdats ne cesseront de circuler sous le manteau, au sein de groupes informels et amicaux réunis clandestinement.
[1] Miklos Molnàr , Histoire de la Hongire, op. cit. Page 408.
[2] Hannah Arendt, « Réflexions sur la révolution hongroise » in Les origines du totalitarisme, op. cit. Page 899 et 925.

Sous le communisme en Hongrie : fonder une nouvelle société

Premièrement, la réforme agraire de 1945 permet de supprimer le pouvoir des grands propriétaires fonciers et de transférer les terres aux paysans. Ces derniers sortent victorieux des uniques élections libres organisées en novembre 1945 : le parti des petits propriétaires remporte alors 57% des voix, les communistes seulement 17. Après des siècles d’oppression, la liberté républicaine est un espoir formidable de mettre enfin fin à l’archaïsme du pays.

Deuxièmement, persécutés et massacrés sous le régime de Horthy, les Juifs ayant survécu aux camps considèrent plus que quiconque les Soviétiques comme des libérateurs. Sans véritables assises sociales malgré leur succès en tant que force d’opposition durant la guerre, les communistes doivent créer une nouvelle société de toutes pièces. Ils commencent donc par s’appuyer sur la petite bourgeoisie social- démocrate, majoritairement juive, opprimée par le courant nationaliste, et qui avait accédé de manière éphémère au pouvoir avec les communistes sous la République des Conseils de 133 jours.

Troisièmement, la démocratisation de l’instruction publique et de la culture mettent enfin la « haute culture » au service du peuple, l’éducation populaire permettant de former des cadres issus du monde paysan. Si ce mouvement d’éducation populaire est fermé dès 1948, il restera un mouvement démocratique en arrière-plan des réformes de 1956 et des années 1970.

Enfin, la vitalité du milieu associatif reprend, à l’exception des clubs et casinos des magnats élitistes. Cependant, c’est sur la logique de parti que s’appuient les communistes et non sur des cercles démocratiques et autonomes fédérant les bases populaires. Le communisme ne vient pas d’en bas mais d’en haut : il ne cherche pas à gagner une légitimité, il l’impose. D’autant plus qu’il manque de bases importantes et établies depuis longtemps.

Imposer cette légitimité suppose la destruction des voix discordantes. Et c’est peut-être en cela que le pouvoir mis en place a été le plus novateur. En effet, nous avons constaté que les associations sont de deux ordres : les unes visent à défendre les intérêts d’un groupe ou d’une classe, les autres à réformer la société dans une démarche communautaire, d’après une « vue d’ensemble » intellectuelle initiée par les sociologues. La force du pouvoir soviétique a été de porter atteinte à la structure même de la société : en l’absence de repères, en l’absence de clivages sociaux fondant les revendications du passé, les voix discordantes ne peuvent plus se fonder sur la défense d’intérêts spécifiques : c’est l’association utilitaire qui est visée en premier.
« C’est justement parce que le noyau utilitariste des idéologies allait de soi que la conduite anti-utilitariste des régimes totalitaires, leur indifférence complète à l’intérêt des masses, a constitué un tel choc. »[1]

Nous touchons ici au cœur de notre sujet : avant la démarche sociale initiée par une poignée de sociologues dépourvus d’assises politiques, le type d’association engendré par le système libéral était majoritairement d’ordre utilitaire. Autrement dit, chaque classe cherchait à défendre avant tout ses intérêts, sans vouloir réformer la société dans son ensemble pour le bien de tous et contre les inégalités. Dans une société dirigée par une élite, celle-ci a intérêt à maintenir les clivages sociaux pour garder le pouvoir. Le seul moment, dans l’histoire hongroise, où il a été question du bien commun a été la révolution de 1848 … et encore : la noblesse avait alors tout intérêt à investir le mouvement nationaliste et à fédérer autour de cette base idéologique le pays tout entier, afin de pouvoir maintenir son pouvoir. Grâce au suffrage censitaire et à l’ancrage de la mentalité féodale, elle parviendra à le maintenir encore longtemps. Ainsi, la destruction des bases sociales par le régime soviétique a été facilitée par l’ancrage utilitariste des associations, notamment les clubs et les casinos, dont le pouvoir s’exerçait directement sur les gouvernements jusqu’en 1945.

Ainsi, un des buts fondamentaux du pouvoir soviétique est de détruire les fondements de l’ancienne société. Après avoir mis fin aux derniers liens féodaux économiques et culturels entre noblesse terrienne et paysannerie, en transférant les latifundias aux paysans, le pouvoir soviétique les asservit à son tour en introduisant la collectivisation forcée et l’industrialisation, le parti des petits propriétaires étant démantelé. Parallèlement, la nouvelle classe populaire formée par l’instruction publique et la classe petite -bourgeoise accèdent aux sphères du pouvoir.
Le bouleversement des structures sociales est accompagné d’une série d’épurations engendrant une atomisation complète de la société : il ne subsiste que l’individu contraint par la peur, méfiant à l’égard de ses voisins potentiellement dénonciateurs.
Dans une société où chacun a peur de l’autre ne survit aucun lien, si ce n’est la cellule familiale, détruite à son tour par les arrestations et les internements d’une part, l’enrôlement dans des associations officielles d’autre part. Au sein des Jeunesses communistes, l’enfant doit admirer Staline et le parti avant son propre père. La série d’épurations menée par la dictature fait dire à Miklos Molnàr :
« On peut se demander si l’on s’est vraiment rendu compte du fait que la répression en apparence aveugle, insensée, opérée sans discrimination avait un but, à savoir précisément la destruction de la société civile ? »[2]

Selon le même auteur, durant le régime stalinien de Ràkosi, 2 millions de personnes sur 9 font l’objet de dénonciation, dont 1 300 000 de poursuite pénale et un nombre inconnu d’internements. Un tiers des familles aurait compté un membre condamné.
La Terreur rouge a donc pour effet d’instaurer la peur et le déracinement des personnes soupçonnées ou condamnées, dont l’insertion sociale devient problématique. C’est bien la suppression des liens sociaux qui est visée.
En reprenant la formidable analyse faite par Hannah Arendt, on peut affirmer que le pouvoir soviétique devient pleinement un pouvoir totalitaire lorsqu’il s’appuie sur les masses. Or, en supprimant tout lien social, c’est ce qu’il vise effectivement à accomplir.
« Les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d’individus atomisés et isolés. (…) On ne peut attendre une telle loyauté que de l’être humain complètement isolé qui, sans autres liens sociaux avec la famille, les amis, les camarades ou de simples connaissances, ne tire le sentiment de posséder une place dans le monde que de son appartenance à un mouvement, à un parti. La loyauté totale n’est possible que lorsque la fidélité est vidée de tout contenu concret duquel pourraient naturellement naître certains revirements. »[3]

Il est ici intéressant de constater que le pouvoir soviétique ne supprime pas totalement les associations : il les reprend à son compte. En effet, l’association a alors pour but d’encadrer les individus « dans chaque sphère de sa vie ». Ainsi, le système totalitaire se construit dans un premier temps sur une double façade protectrice pour les membres dirigeants, acceptable pour ceux qui y sont extérieurs. Le maintien du milieu associatif permet d’asseoir le pouvoir sur des apparences démocratiques, que ce soit pour la population sous sa coupe ou pour les puissances étrangères. C’est pourquoi l’illusion a duré si longtemps auprès des intellectuels occidentaux et notamment français.

Pourtant, les cercles associatifs sont entièrement soumis au contrôle de l’Etat, que ce soit les organisations professionnelles, syndicales, culturelles et artistiques, sportives, etc. Les fondations sont interdites. Aucun espace n’est délaissé : le pouvoir soviétique fonde et gère une nouvelle société civile. Des associations militantes sont remplacées par des organisations de masse gérées d’en haut et contrôlées centralement. La dimension « volontaire » de l’association démocratique prend ici tout son sens. Mais à la lumière de l’histoire des pays satellites, une autre question se pose : dans quelle mesure l’Etat doit-il intervenir dans une association ? L’importance des financements publics et des contrôles divers et variés ne risquent-ils pas de porter atteinte à la liberté de l’association ?

Dans le système soviétique, pouvoir politique et nouvelle société sont les réalités d’un tout indissociable.
« La séparation étanche entre l’Etat et la société civile est une abstraction philosophique tellement l’interférence des deux sphères est une réalité permanente dans les deux directions : la société civile s’efforçant de façonner les institutions qui la gouvernent et les pouvoirs publics s’étendant dans des domaines innombrables de la vie de la société.»[4]

Par l’intermédiaire d’un encadrement total, elle forge une société où chacun est à une place spécifique mais aussi où chacun bénéficie d’avantages auparavant dévolus aux élites : l’instruction, la culture, les arts, les congés, le sport et autres divertissements.
Les associations ont été ainsi les fers de lance d’une égalité forcée.

Cette démarche communautaire a été entièrement reprise par le pouvoir : l’utopie de réforme sociale intégrale a été revendiquée par l’idéologie communiste. Et c’est pourquoi elle a gardé tant de force et de défenseurs, autant parmi ses dirigeants que parmi les intellectuels occidentaux, qui ne voulaient voir que le visage positif de ce qui a été un totalitarisme. Cependant, c’est sur ce plan que le pouvoir soviétique a échoué : il a négligé la force de ce petit groupe de sociologues, rejoint par des historiens, des écrivains, des journalistes et des artistes, qui formèrent l’intelligentsia à la base de la révolution de 1956. Dans un contexte de peur et de méfiance générale, où la société est réduite à l’individu isolé et traqué, l’intelligentsia joue un rôle capital de contre-pouvoir clandestin. C’est elle qui soutient le réformiste Imre Nagy dès 1953, par l’intermédiaire du journal de l’Association des écrivains, Irodalmi Ujsàg (Gazette littéraire) et le journal officiel du parti, Szabad Nép (Peuple libre). C’est au sein de l’intelligentsia communiste que se propage la rébellion par l’intermédiaire des hautes écoles, des instituts de recherche scientifique, des maisons d’édition, des théâtres. Les associations officielles représentant les journalistes, les artistes et les écrivains en sont les fers de lance. De même, après la chute de Nagy des arcanes du parti en avril 1955, c’est un groupe formé au sein même des Jeunesses communistes en mars 1955, le Cercle Petöfi, qui continuera à le défendre jusqu’à ce que la répression s’abatte sur eux. Par ailleurs, c’est encore une fois le nationalisme qui va leur permettre de fédérer la révolution de 1956.
« Ce réveil de la société avait toutefois été au départ, plutôt un sursaut et ensuite une révolte des élites. Certes l’opinion publique de la majorité silencieuse souhaitait le succès de Nagy, mais le conflit ouvert s’est déroulé dans le vase clos de l’intelligentsia. Hormis un tout petit groupe au sein de l’élite politique, c’était essentiellement les écrivains, les artistes, les enseignants qui avaient appuyé la politique réformiste et qui menaient le combat contre les dirigeants staliniens et leur puissant appareil. Toujours est-il que derrière le combat d’avant-garde des intellectuels, toute la société civile s’est redressée pour partir à l’assaut, le moment venu, contre les bastions du totalitarisme. »[5]
[1] Hannah Arendt« Le totalitarisme » in Les origines du totalitarisme, coll. « Quarto », Gallimard, 2002, Paris. Page 665.
[2] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 116.
[3] Hannah Arendt, op. cit. Page 634.
[4] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 124.
[5] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 165.

Sous le communisme en Hongrie : introduction

Jusqu’en 1945, la Hongrie reste divisée entre élites et peuple. On retrouve ces clivages au niveau de la diversité associative : clubs et associations de défense d’intérêts se situent dans une lignée bourgeoise et élitiste, alors que le socialisme ouvrier et agraire fait des émules. Contre le régime de Horthy, les communistes représentaient une force d’opposition, fondée sur le rationalisme issu des Lumières et non sur l’exaltation nationaliste. Entre 1945 et 1947, ils soulèvent l’espoir de l’implantation d’une République démocratique : réforme agraire, instruction et culture pour tous, liberté associative. En deux ans, le régime soviétique va implanter une égalité de force, qui va bouleverser les anciennes distributions du pouvoir. En soubassement, c’est encore une fois la défense de l’identité nationale qui a permis de lier les individus entre eux.

Le temps des révolutions et des convulsions : la révolution socialiste

Les premiers contours de l’idée socialiste se retrouvent également au temps de la Révolution, notamment au travers des théories de Babeuf et du club du Panthéon, qui préconise la suppression de la propriété privée, la défense d’une stricte égalité, l’instruction publique encadrée par l’Etat et l’utilisation de la propagande.
Le succès du mouvement socialiste en France est le fait d’une rencontre réussie entre un mouvement politique initialement centré sur les problèmes agraires et la classe ouvrière. Suite à la révolution industrielle, les ouvriers subissent une déstructuration du lien social et une accentuation des écarts ente eux et leurs patrons. Les crises économiques et la poussée démographique provoquent par ailleurs la paupérisation.
Avant 1848, le socialisme propose des solutions « sociales » et non politiques, suivant une volonté de souder la société contre l’individualisme : la société dépasse l’individu.

« (…) toute l’histoire de l’évolution du socialisme, qui deviendra progressivement une force politique, pourrait presque se réduire à l’itinéraire d’une école d’organisation sociale qui se mue en parti politique pour la conquête – ou l’exercice – du pouvoir. »[1]

C’est l’école marxiste qui sort victorieuse des débats annuels des congrès de l’Internationale et c’est en partie pour cela que le mouvement social va se muer en mouvement politique. La vision de la « lutte des classes » est renforcée par la guerre civile de 1848 et la défaite des ouvriers contre les privilégiés et les détenteurs du pouvoir sous la Commune. Malgré les nombreuses interdictions, notamment en Allemagne, le parti socialiste se renforce et devient souvent le premier parti en termes de nombre d’adhérents, d’élus, de tirage de journaux. En 1914, le socialisme est déjà un parti organisé.

Le socialisme est par ailleurs une philosophie : il s’affirme contre le fait religieux, contre le nationalisme et l’Etat-nation. Sur une base internationaliste très marquée, il sera un fervent opposant de l’entrée en guerre.
Si en France, la lutte poursuivie par Jean Jaurès lui permet d’arriver au pouvoir légalement par les élections au suffrage universel, il se propage clandestinement à l’est.
« Le socialisme paraît incarner pour des masses considérables autant une espérance de solidarité, une aspiration à la paix, que le rêve d’une société plus juste et plus fraternelle. »[2]

Dans une société qui compte encore en 1846 75 % de population rurale et 53,6% en 1921, les socialistes s’intéressent d’abord aux réformes agraires. En effet, la terre n’appartient toujours pas à ceux qui la cultivent :
« Là où la féodalité a disparu, la propriété bourgeoise lui a succédé, entre autres dans les pays touchés par la Révolution française. Les principaux bénéficiaires, sinon les bénéficiaires exclusifs, du transfert de propriété lié à la vente des biens nationaux ont été des bourgeois qui ne cultivent pas eux-mêmes. »

De même, la grande majorité de la population hongroise est rurale, le servage n’étant aboli qu’en 1848. Que ce soit en France ou en Hongrie, cette population est d’abord une force conservatrice, comme l’attestent les premières élections françaises au suffrage universel. Si la ville attire, c’est parce qu’elle offre du travail, mais aussi parce qu’elle est une promesse de vie différente, allégée du poids culturel du village. Ainsi, la ville libère autant qu’elle isole.
La campagne apprend cependant à s’organiser sur le modèle ouvrier, notamment par le syndicalisme et la constitution de partis agraires. En Hongrie, l’essor du socialisme agraire se traduit par la création du parti des agriculteurs moyens, futur parti des petits propriétaires, qui milite en faveur de la redistribution des terres. En France, le monde rural passe à gauche après 1877, après que la République ait réussi à rassurer.
Les ouvriers français n’entrent quant à eux dans le syndicalisme que vers 1880-1890.

Dans un contexte d’interdiction des associations et du droit de grève, c’est la lutte qui s’impose, mais une lutte par le verbe et non par les armes. Premièrement, les socialistes luttent pour la légalité juridique par l’intermédiaire des journaux et des tribunes, dans un contexte qui leur est favorable sous la Monarchie de Juillet. C’est par l’intermédiaire du courant socialiste que l’association va pouvoir récupérer ses droits.
En 1864, la loi autorise les grèves et les coalitions. En 1867, un statut légal est accordé aux coopératives. En 1868, l’article répressif du Code civil est aboli.
Enfin, en 1884, la loi Waldeck-Rousseau autorise la liberté syndicale : les associations professionnelles, rurales et ouvrières sont reconnues. C’est ainsi qu’est fondée en 1895 la Confédération générale du travail, qui fédère les syndicats.
Comme nous l’avons vu précédemment, c’est la volonté d’exclure la liberté des congrégations religieuses qui retardera la promulgation de la loi de 1901 relative à la liberté d’association.

Si le socialisme en France a su s’imposer par la lutte juridique, il comprend en son sein une deuxième forme de lutte, plus universaliste. Le socialisme français s’est certes unifié en 1905, mais il reste partagé entre la lutte politique, relayée par la création du ministère du Travail en 1906 et la lutte syndicale, qui milite pour une transformation radicale de la société pour un ordre social plus juste. Sous sa forme la plus extrême, elle s’allie avec le courant anarchiste particulièrement puissant entre 1870 et 1900 pour former l’anarcho-syndicalisme. Selon ce dernier courant, le syndicat doit remplacer l’Etat. On retrouve ici, paradoxalement, une forme extrême du libéralisme prôné par Tocqueville, à savoir celui d’une société qui s’appuierait entièrement sur l’association, et plus particulièrement sur l’association ouvrière.
Qui plus est, le syndicat suit une démarche utilitariste fondée sur la défense des intérêts d’une catégorie socio- professionnelle, sans perspective communautaire.
D’ailleurs, dans un premier temps, le mouvement ouvrier ne veut pas intégrer le parlementarisme bourgeois, lui préférant l’action syndicale.
Ainsi, Saint-Simon affirme dans la Parabole des abeilles et des frelons, que la révolution industrielle marque l’avènement du temps de l’association. Si le système féodal est caractérisé par la hiérarchie, la société industrielle est celle de la production et des relations d’association. Ensuite, Proudhon fonde véritablement le syndicalisme en défendant l’association et le pouvoir professionnels, l’autogestion et la fédération contre l’Etat. Si Marx dénonce l’ensemble de la société civile comme étant minée par la bourgeoisie, l’argent, la propriété privée, les anarcho-syndicalistes fondent l’organisation sociale sur l’association volontaire entre êtres libres.
Issus des rangs de l’anarchisme, des politiciens comme Léon Blum intègrent ensuite la lutte politique et le socialisme.[3]

Si le socialisme passe en France par la lutte de la reconnaissance juridique, le régime libéral hongrois du tournant du XXe siècle était plus tolérant en matière associative. Ainsi, en 1904, la Hongrie compte déjà 14 organisations nationales avec 408 groupes et 17 syndicats locaux. Comme le remarque Miklos Molnàr, cette tolérance « montre qu’une société politique plus démocratique que la hongroise, celle de la France, n’est pas nécessairement plus permissive dans le domaine de la socialisation qu’une société qualifiée de semi- féodale. La France, société bourgeoise avancée, est à cette époque aussi restrictive, sinon plus que la Hongrie dominée par la noblesse. » [4]
Ainsi, le parti social-démocrate crée en 1878, s’appuie sur les syndicats. Il compte déjà 721 000 adhérents en décembre 1918. A cette époque, plusieurs de ses représentants siègent au gouvernement alors que d’autres passent au parti communiste fraîchement constitué. Ce dernier s’appuie également sur l’anarcho-syndicalisme, sur les prisonniers de guerre de l’Armée rouge de Trotski et sur des dirigeants formés à Moscou. C’est grâce à la fusion des sociaux-démocrates et des communistes, ralliés par le cercle de Galilée des sociologues petits bourgeois, que Béla Kun va diriger pendant 133 jours la République des Conseils.
Dans un contexte de désarroi total, jetant dans la rue des millions de pauvres, de soldats démobilisés et de chômeurs, la prise du pouvoir par les communistes ne s’oppose à aucune opposition. La République des Soviets et la dictature du prolétariat sont proclamées le 16 novembre 1918. Cependant, cette prise de pouvoir aussi soudaine qu’éphémère ne s’appuie pas sur des bases sociales solides. « Tout s’y opposait, les traditions, les structures sociales, les mentalités collectives. »[5]
De fait, comme le dira plus tard Staline au sujet de la Pologne, « introduire le communisme en Pologne serait comme seller une vache ».
C’est pourquoi le pouvoir sera rapidement repris en main, le parti communiste interdit pendant 25 ans et les sociaux-démocrates persécutés.
Certes, la Hongrie compte en 1937 pas moins de 2 765 syndicats et associations professionnelles, mais elles seront bientôt interdites.
Comme le mentionne Miklos Molnàr, c’est une « certaine immaturité de l’esprit démocratique » qui a permis au pouvoir soviétique de s’implanter durablement en Hongrie.
« L’apprentissage, long et difficile de la démocratie, cette école de civilité qui conduit les peuples plus heureux à leur affranchissement de la tutelle des corps sociaux dominants, ne s’est accomplie que tardivement et imparfaitement. Les séquelles de cette arriération à caractère, en un mot, culturel se faisaient sentir jusqu’à nos jours, tout comme elles étaient présentes lorsque l’invasion soviétique a brutalement rompu l’évolution de ces sociétés. (…) l’archaïsme subsiste « en haut » parce qu’il subsiste aussi « en bas ». (…) Le bilan est sombre : hypertrophie du nationalisme, peu d’empressement dans la constitution d’un véritable Etat de droit (tout en en adoptant les formes et les procédures), faiblesse de l’esprit démocratique, républicain, laïque.»[6]
[1] René Rémond, op.cit. Page 135.
[2] René Rémond, op.cit. Page 142.
[3] Selon les analyses de :
Lucien Sfez, «Egalité », chapitre 2.2 « Le socialisme sans Marx» in Nouvelle histoire des idées politiques, dir. Pascal Ory, coll. « Pluriel », Hachette, 1987, Paris.
Pierre Ansart, chapitre 2.2.1. « La théorie politique face à la société industrielle. Saint-Simon et ses disciples » in Nouvelle histoire des idées politiques, dir. Pascal Ory, coll. « Pluriel », Hachette, 1987, Paris.
Armelle Le Bras-Chopard, chapitre 2.2.2. « Les premiers socialistes » in Nouvelle histoire des idées politiques, dir. Pascal Ory, coll. « Pluriel », Hachette, 1987, Paris.
Jean Bancal, chapitre 2.2.3. « Proudhon et son héritage » in Nouvelle histoire des idées politiques, dir. Pascal Ory, coll. « Pluriel », Hachette, 1987, Paris.

[4] Miklos Molnàr, La Démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 45-46.
[5] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 336.
[6] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 55.

Le temps des révolutions et des convulsions : la révolution nationaliste

« Politique et économie interfèrent étroitement et c’est leur interaction même qui fait la force d’attraction de l’idée nationale puisque, s’adressant à l’homme tout entier, elle peut mobiliser toutes ses facultés au service d’une grande œuvre à réaliser, d’un projet de nature à exalter les énergies et enfiévrer les esprits. »[1]

Le mouvement des nationalités a été initié par des intellectuels et des écrivains guidés par le romantisme, des linguistes qui ont modernisé leur langue, des historiens qui ont recherché leur passé et par des philosophes politiques qui ont forgé l’idée de nation. Cependant, le mouvement nationaliste a besoin de s’unir aux courants politiques dominants pour arriver au pouvoir. C’est pourquoi il existe des nationalismes de gauche et des nationalismes de droite.

Tout comme les courants libéraux et démocratiques, le courant nationaliste est issu de la Révolution française, porteuse d’idéaux tels que la liberté individuelle et la souveraineté nationale, qui ont été exportés par Napoléon dans l’Europe entière. C’est paradoxalement le nationalisme démocratique qui va contribuer à sa chute.

Parallèlement, le nationalisme sous-tend également un retour au passé, l’exaltation des traditions et la fierté de la langue nationale, fer de lance de la révolution hongroise de 1848.
« L’Etat dont il rêve, c’est l’Etat traditionnel et médiéval et non l’Etat moderne, du XVIIIe ou du XIXe siècle. Ce courant nationaliste en réaction contre la centralisation administrative et contre l’œuvre du despotisme éclairé, auquel il reproche d’être niveleur, égalitaire et unitaire, milite pour le régionalisme, le rétablissement des anciennes coutumes, des traditions historiques. C’est ordinairement par là qu’a débuté dans l’Europe de l’Est l’éveil du sentiment national. Si, à l’ouest, le nationalisme hérité de la Révolution est premier, à l’est de l’Europe c’est celui qui trouve sa source dans l’historicisme et le romantisme qui s’affirme d’abord. Nous retrouvons une fois de plus la dissymétrie, la disparité essentielle entre deux Europes, l’une plus ouverte aux changements et tournée vers l’avenir, l’autre plus fidèle au passé et qui ne s’engage qu’avec défiance dans le présent.»[2]

Si la vague révolutionnaire de 1830 confond libéralisme et nationalisme, celle de 1848 penche plutôt du côté de la démocratie en proclamant la souveraineté des peuples. Après l’échec de cette deuxième vague révolutionnaire, c’est sur le compromis que va s’appuyer le nationalisme, souvent au détriment de la liberté individuelle et au profit du conservatisme.
« (…) se substitue au nationalisme de 1848 expansif et généreux, spontanément universaliste et fraternel, un nationalisme de repli et de recueillement, un nationalisme blessé, amer, meurtri, angoissé par le sentiment de la décadence et qui se défie de l’étranger. »[3]

Dans un contexte d’expansion du courant socialiste internationaliste, le nationalisme tout au contraire affirme les différences entre les peuples. C’est pourquoi il passe d’une position libérale de gauche au conservatisme de droite.

Si la révolution hongroise de 1848 est démocratique, elle est avant tout nationaliste. La littérature romantique et nationaliste, la modernisation et la défense de la langue hongroise sont les fers de lance du mouvement réformateur au sein de la société. Si Joseph II interdit les cercles et fait fermer les bibliothèques, qui seront soigneusement épurées avant leur réouverture en 1811, le mouvement nationaliste est repris par les cercles littéraires estudiantins maintes fois interdits et reformés clandestinement, même si les règnes de François Ier (1792-1835) puis celui de Ferdinand V (1835-1848) sont marqués par un retour à l’autoritarisme pur et dur et à une prolifération des espions. « Au carrefour des idées, la seule voie viable d’un renouveau se dessine au niveau de la culture laïque, nationale et éclairée. »[4] L’ère des réformes est aussi l’âge d’or des arts et des lettres.
Le nationalisme s’affirme également sur le terrain économique, puisqu’un mouvement porté par Kossuth comptant environ 50 000 membres, parmi lesquels des nobles, des bourgeois, des ouvriers et des paysans défend l’économie nationale. Cette Association pour la Protection de l’Industrie Nationale, créée en 1844, encourage ses membres à acheter uniquement la production hongroise.
Il est intéressant de remarquer qu’une association de type identique existe aujourd’hui en Hongrie.

Ainsi, l’effervescence associative se développe en réaction contre Vienne : de nombreuses associations sont alors créées pour défendre la langue hongroise et la culture nationale. Dans les années 1790, des associations appelées « cercles de lecture » sont crées majoritairement par les intellectuels et les nobles influencés par les Lumières. Peu d’entre eux remettent en cause la prééminence nobiliaire, qui dirige le pays par l’intermédiaire de la Diète et des comitats. Si les nobles se battent majoritairement pour l’identité nationale et le maintien de leurs privilèges, une minorité est cependant influencée par la Révolution française et s’oppose au système féodal : des clubs de Jacobins sont crées en Hongrie – même si leur nombre a été surestimé par l’historiographie viennoise et communiste –, ayant pour but la libération du joug habsbourgeois et la transformation de la Hongrie en République indépendante. Ainsi, le poète hongrois Jànos Batsànyi, cité par Miklos Molnàr, écrit :[5]
« Et vous, bourreaux de serfs, vous dont la raison d’être
Est de faire couler le sang dans vos pays,
Ouvrez plutôt les yeux : vous verrez apparaître,
Le destin que pour vous on écrit à Paris. »
(Traduction de Guillevic et de J. Rousselot)

Le vent révolutionnaire radical souffle également en Hongrie mais ne s’y accroche pas. Terrifiés par la radicalisation jacobine en France et les révoltes paysannes en Roumanie, les magnats craignent de perdre le pouvoir. L’armée révolutionnaire ne libère pas la Hongrie du servage : c’est la révolution démocratique et nationaliste de 1848 qui s’en charge.
Comme nous l’avons étudié ci-dessus, la révolution de 1848 consacre la défaite de la démocratie au profit du libéralisme et du nationalisme. Au début du XXe siècle, le vieux parti libéral échoue à son tour sur pression des indépendantistes : le gouvernement Werkele élu en 1906 poursuit une politique résolument nationaliste, antisocialiste et antidémocratique. Quand les libéraux reviennent au pouvoir en 1910, ils se nomment déjà « parti national du travail » et mènent une politique antisociale et réactionnaire, écrasant les minorités au profit de l’identité hongroise.

Le courant nationaliste traverse toute la Hongrie du XXe siècle.
Après la défaite de la République des Conseils, c’est à la tête de l’armée nationale que Miklos Horthy entre dans la capitale le 16 novembre 1919. S’ensuit une répression impitoyable des communistes, des socialistes, des démocrates, des franc- maçons mais aussi des Juifs. Car dans le prolongement du courant social-démocrate initié par les sociologues du début du siècle, les Juifs choisissent le camp des socialistes puis des communistes. Sous la Terreur blanche, l’antisémitisme est virulent : le numerus clausus est introduit à l’université, les jugements sommaires se multiplient, certains journalistes sociaux-démocrates sont assassinés.
Parallèlement, le régime Horthy marque le retour en force de l’aristocratie, de la gentry appauvrie et des propriétaires terriens. La façade libérale demeure par le maintien du régime parlementaire et l’Etat de droit.
« Il sera encore question de la formation d’une nouvelle bourgeoisie, de son rôle sans doute grandissant, de son idéologie et de sa mentalité, mais le caractère nobiliaire des hautes sphères de la nation, ce caractère hérité des siècles d’histoire, s’est transplanté du terreau de la Hongrie historique à celui de la Hongrie mutilée. (…) l’irrédentisme constitue le dénominateur commun de toutes les couches plus ou moins aisées de la société. (…) passéisme nostalgique.» [6]

Cependant, le gouvernement Bethlen tempère encore dans un premier temps l’autoritarisme du régime en levant la censure du parti social-démocrate, en atténuant le numerus clausus et en rétablissent la liberté des médias. Mais les mentalités féodales ne permettent pas d’implanter la démocratie.
Les classes moyennes s’élargissent socialement grâce à l’instruction et la fonction publiques, mais la moitié de la population reste agricole. Une partie de la paysannerie et des petits propriétaires accèdent aux fonctions publiques, mais un tiers de la population hongroise reste pauvre, sans ressources.
Parallèlement, un prolétariat urbain se développe, aux conditions de vie misérables. Fortement syndicalisé, il est divisé entre la tendance fascisante ou socialiste.
Ainsi, le pays reste profondément marqué par l’archaïsme et le libéralisme.

Dans ce contexte, la société civile est selon l’expression de Gyula Szekfü « une société néo-baroque ». Comme les salons français du XVIIIe siècle, les associations reflètent la volonté d’une bourgeoisie conservatrice et libérale d’accéder au mode de vie nobiliaire. Elles sont maquées par le patriotisme et la moralité du XIXe siècle.
« (…) l’esprit étroit qui règne dans la société « néo-baroque » drapée dans un costume national-chrétien-seigneurial rend lente et difficile l’adoption des valeurs civiques et la formation d’une classe moyenne de toute confiance, industrieuse et sensible au bien public, d’une société bourgeoise au sens du XIXe siècle, mais, contrairement aux vœux des « réforme- conservateurs », adaptée à la modernité. (…) les causes profondes de la stagnation résident sans doute dans les structures et les mentalités dominantes. La carence démocratique est manifeste. (…) A pas comptés avance, malgré tout, une société civile au mode démocratique européen, froissant parfois les sensibilités conservatrices, nationalistes et antilibérales.»»[7]

Le milieu associatif est le reflet d’une société divisée entre le courant bourgeois de Budapest, fortement marqué par la communauté juive, et le nationalisme populiste et conservateur. C’est à la capitale que l’on trouve les associations culturelles et artistiques, les sociétés de sport mais aussi les syndicats et autres organisations ouvrières. C’est ce que Marx nomme la bürgerliche Gesellschaft, la société civile d’essence bourgeoise. Le tiers de la population hongroise n’ayant rien est plus attiré par le mode vie bourgeois que par le socialisme, mais aussi par les œuvres nationalistes.
Dans sa tendance fascisante, le nationalisme attire une partie de la classe ouvrière et des démunis, ceux qui sont exclus de la vie des élites. C’est dans ce courant que se situent également les écrivains et ethnologues populistes allés à la rencontre du monde paysan, dénonçant les inégalités.
L’association du milieu du XXe siècle hongrois possède donc une identité multiple : d’une part intellectuelle, artistique et juive, d’autre part populaire, religieuse, traditionaliste et sociale. La multiplication des associations reflète les ramifications de ces deux tendances. Le relâchement du gouvernement Bethlen permet leur prolifération. Beaucoup sont contrôlées par l’Etat ou par l’Eglise, mais la majorité reste indépendante. Ainsi, si le milieu associatif reste le produit de clivages socio- politiques fondamentaux, il prouve cependant que la Hongrie est sur la voie d’une relative démocratisation.
« Le nationalisme est ainsi la première composante du fascisme, de sa psychologie, de son idéologie et de sa sociologie. (…) Tous les programmes fascistes affichent des velléités sociales, parlent le langage de l’égalité et de la justice sociale (…). »[8]

Le glissement vers un nationalisme de droite antisémite se renforce dès le gouvernement Gömbös de 1932, qui tente de fédérer les populistes et le milieu ouvrier au sein du « parti de l’unité nationaliste », en pratiquant une politique progressiste socialement, conservatrice politiquement. Puis, sous le gouvernement Darànyi, l’antisémitisme d’Etat est adopté par la promulgation de la première loi antijuive en mai 1938. Deux autres lois seront votées en 1939 et 1941. Juifs et capitalistes sont les mêmes ennemis du nationalisme de droite, soucieux de rallier les masses à l’unité nationale en déclarant lutter contre les injustices et les inégalités.
C’est pourquoi le régime de Horthy continue à financer bon nombre d’organisations sociales de droite et d’associations religieuses. Les organisations patriotiques et paramilitaires sont également encouragées.

Parallèlement à l’interdiction des syndicats et à la répression des courants sociaux-démocrates et communistes, les mouvements purement fascistes s’organisent en plusieurs partis, devenant une force politique particulièrement significative. Si le pluralisme politique et son relais médiatique ne sont pas supprimés, ils sont fortement entravés par la censure et les lois racistes.
Pourtant, le parti au pouvoir est distinct des forces fascistes radicales qui séviront en 1944 : le parti traditionnel radicalisé à droite utilise certes les fascistes pour maintenir son emprise, mais il fait un pas en arrière lorsque la menace est trop pressante et que toutes les libertés sont menacées.
Ainsi, les associations continuent à proliférer sous le régime conservateur à une vitesse importante : en 1937, on compte 16 747 associations soit une pour 537 habitants. En premier viennent les cercles et clubs (cercles catholiques, clubs, casinos, cercles de démocrates, bourgeois, artisans, cercles de lecture …), ensuite les associations de défense d’intérêts (syndicats et associations professionnelles).
Les associations semblent donc démontrer qu’une société bourgeoise prolifère à côté d’un socialisme ouvrier et agraire. De fait, sous le régime Horthy, ce sont dans les casinos et les clubs que se réunissent les nobles et la haute bourgeoisie chrétienne pour décider du sort des gouvernements. Les associations profitent certes d’un essor, mais leurs activités sont le reflet d’une société partagée entre un pouvoir aux mains d’élites archaïques et une masse populaire qui lutte pour ses droits. D’ailleurs, les syndicats sont rapidement interdits.
« Derrière l’apparence d’une vie sociale florissante, voire exubérante, se trouve en fait un système politique plus autoritaire que celui de la monarchie de François-Joseph. »[9]

Le nationalisme hongrois et une certaine tentation de rallier un modèle libéral occidental poussent Horthy à s’opposer à Hitler, mais l’entrée des troupes allemandes à Budapest en 1944 engendre l’avènement de l’extrême- droite, que le parti traditionnel avait contribué à rapprocher du pouvoir. Après les spoliations, les épurations et les condamnations pour « souillure de la race », les gendarmes hongrois aident Eichmann à réunir les Juifs dans les ghettos avant de les envoyer à Auschwitz-Birkenau. Ils sont ensuite relayés par les Croix-Fléchées de Szàlasi, qui instaure la terreur : les patriotes, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont exécutés ; les Juifs subissent la torture, la famine et les massacres, le Danube étant transformé en un fleuve de sang. D’après les chiffres de Miklos Molnàr, environ 80% de la population juive de Budapest aurait péri durant la guerre.

Après la défaite du courant nationaliste radicalisé en courant fasciste, la Hongrie bascule dans la sphère d’influence communiste.
[1] René Rémond, op.cit. Page 176.
[2] René Rémond, op. cit. Page 184.
[3] René Rémond, op.cit. Page 190.
[4] Miklos Molnàr, op.cit. Page 224.
[5] Miklos Molnar, op. cit. Page 218.
[6] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit Page 344.
[7] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 353.
[8] René Rémond, tome 3 « Le XXe siècle, de 1914 à nos jours » in Introduction à l’histoire de notre temps, op. cit. Page 113.
[9] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 49.

Le temps des révolutions et des convulsions : la révolution démocratique

En France, le courant démocratique naît avec la Révolution, mais il dépasse le libéralisme en voulant instaurer immédiatement une véritable égalité des citoyens sans discriminations, une universalité portée par le suffrage universel et donc par la souveraineté populaire, arrachée par la Révolution de 1848. Selon les démocrates, il incombe à l’Etat de corriger les inégalités en assurant la redistribution.
Les premiers représentants de la révolution démocratique sont les Montagnards, appartenant socialement à la bourgeoisie mais défendant les sans-culottes. Promulguant en 1793 une Déclaration des droits de l’homme nettement plus marquée par l’égalité que par la liberté, contrairement à celle de 1789, leur idée de l’association est également clairement communautaire :
« La liberté est le droit, pour chaque citoyen, de concourir à la formation de l’intérêt général. (…) Des divergences, en effet, ne peuvent exister qu’avant la manifestation de la volonté générale ; après, il ne doit y avoir que consentement unanime. »[1]

Dans ce contexte, l’Etat est fort et centralisé mais non despotique, puisqu’il doit être le reflet des volontés de chaque citoyen.
On retrouve ici l’influence de Rousseau, lorsque celui-ci déclare : « Rendez l’homme un, laissez-le tout entier à lui-même ou donnez-le tout entier à l’Etat ». Ainsi, le Contrat social engendrant la souveraineté populaire est aussi unificateur et égalisateur : dans ce système politique, la diversité du milieu associatif n’a pas non plus sa place. Une distinction primordiale apparaît ici : les termes « société civile » ou « association » ne sont pas directement à l’idée de souveraineté populaire. Au contraire, Rousseau rejette toute division et tout corps intermédiaire susceptible de diviser les citoyens. La vox populi est pour Rousseau celle de chaque citoyen pris individuellement, qui dépasse sa condition pour intégrer la volonté générale. Il n’est ici aucunement question de regroupement intermédiaire permettant au peuple de s’exprimer librement en groupes restreints. Le citoyen dialogue directement avec l’Etat. Courants français libéraux et démocratiques se rejoignent sur ce point.
L’égalité est le fondement de la société démocratique parce qu’elle permet d’instaurer l’unité de la nation et de l’Etat : sans elle, l’égoïsme et la division règnent. Cette conception se reflète dans le modèle d’instruction : contrairement aux institutions privées défendues par Condorcet, Robespierre prône une égalité totale dans le domaine de l’éducation, entièrement assurée par l’Etat : l’accent est mis sur l’enseignement primaire et sur les travaux manuels.

Les démocrates ne trouveront leurs électeurs ni parmi les paysans conservateurs ni parmi la classe ouvrière, soit soumise soit révoltée, mais parmi la classe moyenne résultant des transformations économiques et techniques. On les trouve employés dans les chemins de fer, dans les banques, dans les grands magasins et dans l’administration, c’est-à-dire dans ce que l’on nomme « secteur tertiaire ». Grâce à l’instruction, c’est ainsi une petite bourgeoisie qui se développe, en marge des classes sociales anciennes.
Ces dernières gardent le pouvoir dans les faits, notamment l’aristocratie, qui maintient son autorité morale sur les paysans, les cercles de pouvoir tels que l’armée, les clubs politiques, les ambassades.
« C’est un drame de la IIIe République, entre 1879 et la Première Guerre mondiale, que cette dissociation entre un pays politique conquis par les républicains qui s’emploient à instaurer une effective démocratie, et un ordre social qui continue d’être dirigé par la société antérieure à la République. (…) Le fait est encore plus flagrant en Autriche-Hongrie, où se sont le mieux préservées les traditions aristocratiques de l’Ancien Régime (…). Ainsi, à la veille du premier conflit mondial, l’Europe, qui va se déchirer, est encore largement aristocratique.»[2]

Bourgeoisie anciennement révolutionnaire et aristocratie finissent par défendre des intérêts communs contre les démocrates et les forces populaires. On retrouve ici les mêmes clivages qu’en Hongrie : noblesse et bourgeoisie défendent le système libéral leur permettant d’asseoir leur pouvoir économique et social. A l’époque, les classes populaires effraient profondément les pouvoirs en place. C’est pourquoi l’établissement de la démocratie sera retardé.
Ainsi, si la démocratie s’est en Europe orientale directement opposée à l’Ancien régime au début du XXe siècle – le suffrage universel n’est instauré que dans la partie autrichienne de l’empire habsbourgeois en 1906 –, en Europe occidentale, c’est au libéralisme qu’elle a dû s’opposer. C’est pourquoi la démocratie oscillera entre la délégation du pouvoir au Parlement, synonyme de l’ère libérale, ou au pouvoir centralisateur de l’Etat. Cet Etat est, d’ailleurs, pendant l’ère libérale, réduite à une portion congrue : il compte peu de membres, peu de départements, finalement peu de fonctionnaires au vue de la situation actuelle, un budget public modeste. Comme l’écrit René Rémond, « l’Etat n’est ainsi qu’une petite chose à la surface de la société. »[3]
Ainsi, l’expansion étatique s’est faite progressivement sur la base des prérogatives qui lui ont été attribuées : sous l’ère libérale, l’Etat est chargé de contrôler le respect des libertés ; ensuite, il est chargé par les démocrates de fournir à tous les citoyens l’accès à la santé, à l’instruction ; il doit également s’assurer de l’application de la législation sociale, prendre en charge les plus démunis. Ces attributions se trouvent par ailleurs renforcées en situation de crise économique : il est sommé de venir en aide aux chômeurs en relançant l’emploi par l’intermédiaire des grands travaux. Enfin, les guerres ont été un facteur décisif du renforcement du pouvoir de l’Etat : il contrôle alors la vie entière du pays et notamment l’économie. Il est ensuite chargé de remettre le pays exsangue à flot. Enfin, l’Etat prend en charge l’initiative quand elle se montre défaillante au niveau privé, notamment concernant des ressources financières nécessaires au développement de nouvelles techniques, dans la recherche, ou encore le logement.
« La reconnaissance progressive des implications et des applications de l’idéal égalitaire de la démocratie, l’aspiration à la justice qui s’exprime dans les écoles socialistes et le christianisme social ont fait paraître anachronique la notion libérale de non-intervention et de neutralité de l’Etat. »[4]

C’est ainsi que des pans entiers du secteur privé passent dans le public, s’opposant à de nombreuses résistances, notamment au niveau de l’instruction et de la santé, en imposant ses propres normes. L’Etat n’est pas aimé mais il permet toutefois de développer le pays dans de nombreux domaines. Cette animosité est d’ailleurs plus que jamais d’actualité aujourd’hui, comme le note encore une fois René Rémond :
« (…) les sociétés contemporaines peuvent-elles se passer d’un Etat puissant et comment peuvent-elles éviter que les évolutions, technologiques ou intellectuelles, comme les révolutions – politiques, sociales, économiques –, ne tournent au renforcement de l’autorité et de la contrainte ? »[5]

Ainsi, la démocratie vient en France dans le prolongement du libéralisme : ce qui fait basculer le régime de l’un à l’autre est le renforcement des prérogatives étatiques.
Après les Etats-Unis, la France est le deuxième pays à expérimenter la démocratie et, même si la IIe République est éphémère, elle laisse des traces durables dans la vie politique française. En effet, le suffrage universel masculin est instauré en 1848, permettant à l’ensemble de la population française – excepté les femmes – de s’exprimer. « C’est une des ruptures les plus brusques qu’ait connues notre histoire politique. »[6] L’indemnité parlementaire est également mise en place, permettant aux élus populaires d’honorer leur mandat. Par ailleurs, le courant démocratique penche plutôt pour un pouvoir étatique centralisé au détriment du parlementarisme, qui lui rappelle la domination bourgeoise. Cette tendance peut aller jusqu’à l’agrément d’un pouvoir fort comme ont pu l’être les deux empires, alliant régime populaire et autoritaire. Enfin, la démocratie marque l’avènement des partis politiques modernes, qui prennent le relais des clubs libéraux, pour mieux exprimer les diversités sociales et idéologiques. Ils s’appuient sur une base de militants, pour lesquels le parti exerce un rôle d’instruction politique, en même temps qu’il est un lieu de débat et de réflexion. L’ouverture de la vie politique sur la société est indissociable de l’ouverture aux préoccupations sociales proprement dites : l’instruction et l’information constituent encore plus qu’aux époques précédentes le pilier du courant démocratique : l’enseignement doit être universel, obligatoire, gratuit et surtout soustrait aux ennemis de la démocratie, l’Eglise en premier lieu. Des associations privées telles que la Ligue de l’Enseignement militent en ce sens dès 1866.

Car la démocratie fait aussi tomber les contraintes : les événements de 1830 et de 1848 ont montré que la vitalité des regroupements contestataires n’a pas été atteinte, tout juste est-elle repassé dans le secret. Ainsi, les associations ne sont pas étrangères à l’établissement de l’éphémère IIe République, qui rétablit dans sa Constitution du 4 novembre 1848 « le droit de s’associer, de s’assembler paisiblement et sans arme, de pétitionner, de manifester leurs pensées par voie de presse ou autrement. »
Si le second Empire qui lui succède ne permet pas le même niveau de tolérance, il finit toutefois par « dépénaliser » progressivement les regroupements : d’abord les sociétés de secours mutuel en 1852, puis les coopératives en 1867 et enfin les réunions publiques – sous réserve de déclaration préalable – en 1868.
La IIIe République, via les lois de 1875 et 1884, soustrait au Code pénal les associations éducatives et les syndicats professionnels.
Ce qui retarde la loi de portée générale, la fameuse loi Waldeck Rousseau du 1er juillet 1901, réside dans la volonté de lutter contre les congrégations religieuses. Après une série d’atermoiements, elle finit cependant par être promulguée.
Le retard de la loi de 1901 illustre donc un autre conflit inséparable de l’histoire française : la lutte entre l’Etat démocratique et l’Eglise.

En Hongrie, les prémisses du conflit entre libéraux et démocrates, qui éclatera plus tard qu’en France, au XXe siècle, peut être illustré par deux hommes qui ont profondément marquée l’histoire hongroise du siècle précédent : Istvàn Széchényi et Lajos Kossuth.
Le premier appartient au mécénat aristocratique : il est fondateur du Musée national et de la Bibliothèque nationale. Il défend la suppression du droit successoral et du servage seigneurial, mais il s’inscrit dans le courant libéral en affirmant que le progrès économique engendrera de lui-même le progrès social.
« Dans l’esprit de Széchenyi, réformateur « à l’anglaise », le progrès passe par là [projets de construction grandioses] ainsi que par l’égalité des devoirs civiques, le paiement des impôts par la noblesse et non par subversion sociale, non plus que par la démagogie nationaliste. »[7]

Le second est dénommé par Széchényi « le démon », « le fou dangereux ». Lajos Kossuth ne pense pas que le développement industriel et l’enrichissement conduise à la liberté nationale. Pour Kossuth, liberté nationale et liberté des masses sont inséparables. C’est ce qui lui assurera le soutien populaire en 1848. Kossuth est issu d’un milieu amené à jouer un rôle historique : celui d’une petite noblesse en remplacement d’une bourgeoisie encore en gestation.
«Ce qui, par ses qualités, par son milieu et par les circonstances, incombe à Kossuth n’est ainsi ni plus ni moins que de souder, en une nation adaptée à la modernité européenne, une société retardée dans son développement par ses malheurs extérieurs. Il faut mener simultanément le combat pour le progrès et pour la liberté nationale.»[8]

Par ailleurs, Kossuth a compris le pouvoir grandissant de la presse et il sait l’utiliser. Il sait fédérer ceux qui joueront un rôle primordial dans la Hongrie de la seconde moitié du XIXe siècle : la noblesse ordinaire, l’intelligentsia et la bourgeoisie, c’est-à-dire les classes moyennes en formation, sur lesquelles s’appuie également le courant démocratique français, mais si les deux classes sont différentes dans leur constitution sociale intrinsèque.
« (…) force politique et économique considérable. Cette force fonctionne, pourrait-on dire, comme le tiers état, mais à cette différence près que la couche hétéroclite des citadins qui ne sont ni nobles ni bourgeois (dont 240 000 artisans et 25 000 ouvriers et leurs familles) et l’immense paysannerie attendent en spectateurs l’aboutissement des réformes, l’abolition du servage et l’avènement de la démocratie. » [9]

L’impulsion est donnée par la révolution française de février 1848.
Suite à la proclamation de la IIe République, Kossuth rédige avec son Cercle d’opposition les « douze points » contenant les revendications hongroises : liberté de la presse, suppression de la censure, création d’un ministère responsable et d’une Assemblée nationale à Budapest, égalité de droits civiques et religieux, contribution égale de tous aux charges publiques, suppression des redevances seigneuriales, création d’une Banque nationale, mise en place de forces armées nationales, libération des prisonniers politiques, introduction de réformes judiciaires et proclamation de l’union avec la Transylvanie.
Le lendemain de la révolution viennoise du 13 mars 1848, les jeunes intellectuels réunis au café Pilvax de Pest se révoltent. C’est ensuite que la foule rejoint les meetings. La Diète de Pozsony cède rapidement tout comme le pouvoir impérial aux revendications et « douze points » sont entérinés. Suite à la dissolution de la Diète, la Hongrie devient une monarchie constitutionnelle parlementaire, la première Assemblée étant élue au suffrage direct par les nobles, les bourgeois et les paysans aisés, la seconde au suffrage universel. Le 28 juillet 1849, une loi d’émancipation « des habitants de religion mosaïque » est votée, validant notamment les mariages mixtes entre juifs et chrétiens. Par ailleurs, après de nombreuses réticences et dans le but de rallier les minorités à la cause hongroise, une loi sur les nationalités vote le droit d’utiliser sa langue dans l’administration locale, les tribunaux, l’école primaire, la vie communautaire et la garde nationale. Pour l’époque, le vote d’une telle loi est particulièrement novateur. Ainsi, la Hongrie s’engage subitement dans une voie radicalement nouvelle, sur des bases à la fois libérales et démocratiques : le maintien de la monarchie malgré la volonté de certains radicaux de proclamer la République, le vote d’une constitution et la formation d’une Assemblée acquise à la noblesse provinciale ancrent les institutions politiques dans le libéralisme sur un modèle anglo-saxon ; cependant, l’égalité de l’impôt pour tous, l’abolition du servage et l’éphémère volonté d’introduire le suffrage universel poussent la révolution vers une radicalisation démocratique. Enfin, la loi précitée mais aussi les créations d’une armée et d’une monnaie nationales lui donnent une dimension résolument nationaliste. C’est l’engagement dans cette troisième voie qui va conduire à son échec. C’est en effet la guerre de libération nationale conduisant à la proclamation de l’indépendance de la Hongrie qui va conduire une alliance entre les Habsbourg et les Russes. Cette trahison laissera des traces indélébiles dans la mémoire hongroise et c’est en vain que le pouvoir soviétique tentera plus tard de minimiser cette intervention : le voisin russe devient alors un ennemi pour la Hongrie. Et malgré les vaines protestations du tzar, la répression autrichienne sera impitoyable. Les Hongrois reprennent alors leur stratégie de résistance passive :
« La résistance passive est comme un mode de vie et un code éthique. (…) témoignage d’un comportement social et d’une certaine mentalité collective. »[10]

Cependant, malgré sa défaite, la révolution libérale et démocratique a laissé des traces durables : la Diète est définitivement supprimée et le servage aboli.
La défaite de la révolution démocratique consacre le modèle libéral : il faudra attendre 1918 pour que le suffrage universel soit instauré en Hongrie.
Les associations qui ont porté la révolution de 1848 sont le fruit du courant libéral : elles sont constituées de la noblesse et d’une bourgeoisie montante qui a bénéficié de l’éducation introduite par le despotisme éclairé. Si elles ont fortement ébranlé le système féodal, en dissolvant la Diète et en abolissant le servage, elles n’ont pas introduit de souveraineté populaire : l’Assemblée reste aux mains des élites. Par ailleurs, l’abolition tardive du servage ne permet pas, dans un premier temps, de changer les mentalités traditionnelles ancrées dans un rapport de dépendance entre le seigneur et ses paysans. Malgré les efforts des Habsbourg, en la personne du ministre de l’intérieur Alexander von Bach, de diviser la noblesse et la paysannerie, les Hongrois restent unis autour de la défense de l’identité nationale. Le terme « liberté » consacre l’alliance entre le courant libéral et nationaliste.
Ainsi, les associations resteront fidèles à un modèle utilitariste anglo-saxon fermé aux couches populaires. En Hongrie, on peut alors affirmer que c’est le nationalisme qui devient l’ennemi de la démocratie et de la formation de ces sphères d’apprentissage ouvertes à tous, que doivent être les associations selon l’idée chère à Tocqueville. Malgré la prolifération des associations, le droit des minorités et l’injustice sociale demeurent des problèmes fondamentaux.
Pourtant, la Hongrie a également eu son Tocqueville : le baron Jozsef Eötvös, qui défend également un système fondé sur l’auto- gouvernement local et un réseau d’associations autonomes. Cependant, l’opposition de la noblesse, seule détentrice du droit de vote, à des réformes favorisant la bourgeoisie et les minorités montre à quel point la Hongrie reste figée dans le passé.

Lorsque que le courant démocrate réapparaît dans un contexte de conflits politiques au début du XXe siècle, il subit déjà l’influence du courant socialiste. En effet, guidé par des personnalités telles que le poète Endre Ady et le sociologue-historien Oszkàr Jàszi, il s’appuie alors sur des sociologues regroupés en associations telles que la Société des sciences sociales et des revues comme Huszadik Szàzad (Vingtième siècle) et Nyugat (Occident). Il préconise des transformations sociales et non politiques notamment en s’abstenant de voter, ce qui est également à la base du socialisme français.

Leurs influences sont diverses : le positivisme, Herbert Spencer, la sociologie de Durkheim, Vilfredo Pareto, ou encore l’anarcho-syndicalisme, le marxisme et l’évolutionnisme. C’est cette hétérogénéité mais aussi et surtout l’absence d’assises sociales qui concourt à leur faible succès. En effet, ces intellectuels, juifs pour une bonne moitié, ne parviennent pas à obtenir l’appui d’une bourgeoisie encore fragile et peu soucieuse des problèmes sociaux. Démarqués également du mouvement ouvrier influencé par le marxisme, ils tentent d’incarner selon l’historien Miklos Szabo une « troisième voie » qui reste du domaine de l’utopie. Le mouvement finit par se diviser, les plus radicaux fondant en 1908 le cercle Galilée, comptant également des socialistes et de futurs communistes.
« Ces lectures éclectiques ne peuvent pas former une idéologie cohérente, mais ont le mérite d’insuffler une nouvelle culture politique, démocratique, pluraliste, européenne. Les radicaux ont le courage de semer sans l’espoir réel de récolter. La quasi-indifférence de la majorité des radicaux à l’égard de l’économie, tant théorique que réelle, ne fait que diminuer encore l’espoir d’exercer une influence significative sur la société. Il est difficile de se battre contre tout un monde ; c’est se faire beaucoup d’ennemis et peu de partisans. »[11]

Ainsi, l’association est encore une fois le reflet de l’évolution sociale du pays : portée par le progrès de l’instruction publique, une intelligentsia a su dépasser la démarche utilitariste propre au modèle anglo-saxon sur la base d’une réflexion sociale. Cependant, en l’absence d’assises suffisantes, elle n’a pas pu fédérer des classes guidées par la défense de leurs intérêts.
[1] Marc Régaldo, chapitre 1.3.2. « Le radicalisme révolutionnaire » in Nouvelle histoire des idées politiques, op. cit. Page 154.
[2] René Rémond, op.cit. Page 64.
[3] René Rémond, op.cit. Page 104.
[4] René Rémond, op.cit. Page 111.
[5] René Rémond, op. cit. Page 113.
[6] René Rémond, op.cit. Page 69.
[7] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op.cit. Page 234.
[8] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op.cit. Page 236.
[9] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 238.
[10] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 270.
[11] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 315.

Le temps des révolutions et des convulsions : la révolution libérale

La Révolution française a été portée par le courant de pensée libéral. C’est avec la constitution qu’il s’ancre dans la vie politique de nombreux pays européens, s’appuyant sur le droit. Il prône la liberté individuelle et rejette toute tutelle, qu’elle vienne de l’Etat, de l’Eglise ou encore des associations. Il leur préfère le parlementarisme, la décentralisation, l’initiative privée. En matière économique et sociale, il prône la non-intervention de l’Etat. Ainsi, le libéralisme se méfie autant du pouvoir étatique que des mouvements populaires.
Cependant, le libéralisme à la française est différent des modèles britanniques et américains : si ces derniers poussent la liberté de l’initiative privée jusqu’à permettre l’association, base du système démocratique, la France y reste réfractaire par peur des regroupements populaires pouvant conduire à la refonte des corporations mais aussi à la Terreur.
Toutefois, au XIXe siècle, le libéralisme apparaît comme subversif : il est aussi le moteur de l’esprit révolutionnaire. N’ayant pas encore atteint l’ampleur de son pouvoir économique, il a permis à ses débuts de libérer la société des carcans de l’Ancien Régime : la liberté ne vaut certes pas pour tous, mais elle a le mérité d’exister. Conservateur quand il est au pouvoir, le libéralisme se montre révolutionnaire quand il le revendique. Ainsi, il est à l’origine des mouvements révolutionnaires des années 1820 et 1830.

a) Libéralisme à la française : les survivances de l’Ancien Régime

« La tradition française restrictive du droit d’association mutile ici quelque peu le libéralisme tel qu’il devrait être, par méfiance des corps et des corporations de l’Ancien Régime ou des sociétés secrètes à buts subversifs. »[1]

Depuis la Terreur, la France reste effrayée par la possible tyrannie populaire, par la « tyrannie de la majorité ». Le libéralisme est poussé à son expression la plus complète en ne reconnaissant que l’individu. L’emprunte de Rousseau reste forte : la volonté individuelle doit tout entière converger vers la volonté générale et s’y soumettre. Or, cet intérêt est représenté par l’Etat de droit, porteur de pragmatisme et de rationalité. C’est pourquoi Guizot préfère à la souveraineté populaire la souveraineté de la raison : entre l’individu et l’Etat, l’association n’a pas sa place.
« Ce libéralisme bien tempéré, élitaire, suppose moins une active participation citoyenne qu’une opinion publique pacifiée, calme, presque immobile, dégagée des excès et des violences révolutionnaires passées (…). »[2]

C’est dans le prolongement de cette doctrine que se situe Germaine de Staël, qui défend une représentation communautaire et non utilitariste anglo-saxonne de la société. Selon la fille de Necker, « la vie n’est pas si aride que l’égoïsme nous l’a faite ; tout n’y est pas prudence, tout n’y est pas calcul ». Ce n’est donc pas l’intérêt bien entendu entre citoyens qui fonde la cohésion sociale mais une morale supérieure, comme la conçoit Kant, et empreinte de sentiment religieux.
Ainsi, les libéraux français élaborent un modèle spécifique anti-utilitariste précurseur du romantisme, opposé au modèle anglo-saxon, et dont nous retrouvons aujourd’hui les marques profondes.

Benjamin Constant tempère, certes, le libéralisme à la française en affirmant au contraire de Rousseau que la volonté générale ne peut pas englober l’ensemble des volontés individuelles, celles-ci étant trop diverses. C’est pourquoi il défend la libre association, en tant que moteur de développement d’une société civile moderne. Il rejette l’universalisme rousseauiste en décrivant l’ambivalence propre à l’être humain, entre la poursuite d’intérêts particuliers et la capacité au sacrifice et au don de soi.
« En excluant une réconciliation dans l’Etat de l’individu et de l’universel, il est conduit à attendre cette réconciliation de l’Histoire et du développement spontané de la société civile. »[3]

Cependant, dans le prolongement des idées défendues par son amie Germaine de Staël, il place le devoir et l’éthique au-dessus de la défense des intérêts. Tout autant empreint de religion, il défend la liberté politique comme seul outil permettant d’accéder à la solidarité et à élever l’humanité.

Enfin, Alexis de Tocqueville, sur la base de l’observation du modèle américain, s’interroge sur les difficultés françaises à allier liberté et égalité. Selon lui, la clef de voûte de l’harmonie réside dans l’association : elle forme le creuset de la pratique démocratique en constituant des formes décentralisées de participation politique tout en préservant la liberté. En effet, en l’absence de corps intermédiaires, il observe que le binôme Etat – individu conduit à la centralisation étatique, l’individualisme et la jouissance personnelle conduisant le citoyen à se décharger de sa responsabilité politique sur celle d’un pouvoir fort. L’association est donc le seul remède contre l’absence de participation politique engendrée par une société libérale.
« L’égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne. Le despotisme élève des barrières entre eux et les sépare. Elle les dispose à ne point songer à leurs semblables et il leur fait une sorte de vertu publique de l’indifférence. (…) Lorsque les citoyens sont forcés de s’occuper des affaires publiques, ils sont tirés nécessairement du milieu de leurs intérêts individuels et arrachés, de temps à autre, à la vue d’eux-mêmes. Du moment où l’on traite en commun les affaires communes, chaque homme aperçoit qu’il n’est pas aussi indépendant de ses semblables qu’il se le figurait d’abord, et que, pour obtenir son appui, il faut souvent leur prêter son concours. »[4]

Engagé en politique entre 1839 et 1851, Tocqueville s’est donc attaché à défendre les libertés, notamment celle de l’association, et la décentralisation en s’opposant à Guizot. Il était alors conscient que l’interdiction faite au peuple de participer à la vie politique conduirait à une nouvelle révolution, celle de 1848.
Au contraire, l’association permet de concilier les intérêts particuliers : elle permet d’exprimer les volontés de chacun et d’arriver à un compromis.
En cela, Tocqueville importe en France la doctrine utilitariste avec la notion d’intérêt bien entendu : les associations prouvent que les individus ont « intérêt au désintéressement » ; autrement dit, les individus adhèrent à l’association parce qu’ils ont compris que cette forme d’organisation les défend. Selon Tocqueville, c’est donc l’intérêt qui fonde l’association et non la solidarité ou l’altruisme : la vertu naît de l’intérêt.
« Aux Etats-Unis, on ne dit point que la vertu est belle. On soutient qu’elle est utile, et on le prouve tous les jours. (…) Ils ne nient donc point que chaque homme ne puisse suivre son intérêt, mais ils s’évertuent à prouver que l’intérêt de chacun est d’être honnête. (…) En Europe, la doctrine de l’intérêt est beaucoup plus grossière qu’en Amérique, mais en même temps elle y est moins répandue et surtout moins montrée, et l’on feint encore tous les jours de grands dévouements qu’on n’a plus. »[5]

Cependant, le Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales (MAUSS) tend à relativiser l’explication purement utilitariste de Tocqueville en mettant en valeur le lien qu’il opère entre vertus aristocratiques et association. Selon Philippe Chanial, Tocqueville considère l’association comme une « personne aristocratique » permettant de combattre la crise des valeurs. L’explication utilitariste est ainsi nuancée par le fait que les individus ne défendraient pas seulement leurs intérêts propres mais aussi des valeurs communes.
« S’il s’agit bien de recréer du lien entre les hommes, afin de conjurer le risque de l’absorption de la société par l’Etat, l’aristocratie doit servir de modèle non seulement au regard de ses valeurs propres, mais aussi au regard du principe général de régulation sociale qu’elle a su incarner. La lutte contre le despotisme démocratique doit s’opérer avec des armes comparables à celles qu’elle a mobilisées contre l’absolutisme monarchique. »[6]

b) Les autres voies du libéralisme : les utilitaristes
Les utilitaristes issus du courant libéral défendent l’association, en tant qu’accord entre les intérêts individuels et collectifs :
« Si le citoyen pouvait être appelé à consentir à la société le sacrifice de sa vie, il était en retour du devoir comme de l’intérêt de la collectivité de favoriser ou tout au moins de ne gêner qu’en cas de nécessité absolue le libre développement des facultés individuelles et la poursuite par chacun de son intérêt particulier. »[7]

Contrairement au système français, le libéralisme anglo-saxon encourage les associations, qu’elles soient à but lucratif ou pas, qu’elles soient culturelles ou politiques : elles permettent de mobiliser les énergies. Des utilitaristes comme Jeremy Bentham et James Mill vont même à la rencontre des démocrates radicaux en lutte pour la représentation politique des masses ouvrières.
En effet, pour les utilitaristes, une institution est « utile » si la majorité l’approuve au vu des connaissances qu’elle en a. Si le marché apporte une harmonisation « naturelle » des intérêts, l’Etat joue cependant un rôle de régulateur en favorisant l’éducation et la formation de nouvelles élites capables de dépasser leurs intérêts particuliers pour défendre ceux de la communauté politique. Ainsi, démocratisation et progrès social sont indispensables au succès de ce système fondé sur le consensus et la rationalité. Le contrat importe moins que la compréhension mutuelle des intérêts et leur libre expression dans la sphère politique.

L’égalité théorique de tous mais l’inégalité réelle des chances amène donc le courant libéral à accorder un intérêt particulier à l’éducation. Ce modèle est défendu en France par Condorcet, qui s’oppose à un pouvoir fort : l’Etat ne doit apporter que les fondations à un système éducatif s’appuyant aux échelons supérieurs sur des instituts privés et autonomes. L’élitisme ne se situe pas au niveau de la naissance mais au niveau du mérite personnel : favorable à un système de bourses, l’instruction permet ainsi aux plus humbles d’accéder aux plus hautes fonctions. Cette conception est à l’origine de l’importance de la « technocratie » française.
Cependant, en faisant de l’éducation une prérogative importante, les libéraux élargissent la base de l’opinion instruite et cultivée. Celle-ci entrera en France en conflit avec le système censitaire et revendiquera le suffrage universel, qui sera l’œuvre de la révolution démocratique de 1848.

c) Le pouvoir des gens éclairés
Pour les libéraux, la liberté des citoyens prime sur leur égalité. C’est pourquoi il entérine de fait les inégalités économiques et sociales.
« Qui donc tire le plus intérêt, en France ou en Grande-Bretagne, du libre jeu de l’initiative politique ou économique, sinon la classe sociale la plus instruite et la plus riche ? La bourgeoisie a fait la Révolution et la Révolution lui a remis le pouvoir ; elle entend le garder, contre un retour de l’aristocratie et contre la montée des couches populaires. (…) Ainsi, sous une trompeuse apparence d’égalité, l’interdiction des associations fait le jeu du patronat. (…) Cette assimilation du libéralisme à la bourgeoisie n’est pas contestable et l’approche sociologique a le grand mérite de rappeler, à côté d’une vision idéalisée, l’existence d’aspects importants de la réalité qui montre l’envers du libéralisme et révèle qu’il est aussi une doctrine de conservation politique et sociale. »[8]

La Révolution française marque, en effet, l’avènement de la bourgeoisie : au pouvoir héréditaire se substitue le pouvoir de l’argent en tant que symbole de talent et de mérite. C’est pourquoi le vote censitaire est maintenu.
« La justification se tirait de la doctrine utilitariste : qui ne possède rien ne tient à rien ; la société et l’ordre ne sauraient trouver de défenseurs parmi ceux dont leur subversion ne menacerait pas les intérêts et qui même en pourraient espérer quelque aubaine. L’Antiquité n’offrait-elle pas plus d’un exemple d’ambitieux parvenus à la tyrannie grâce au soutien des dernières classes du peuple ? » [9]

Par ailleurs, le suffrage est non seulement censitaire mais aussi à deux degrés : les « citoyens actifs » choisissent des électeurs, lesquels désignent des députés, ces deux dernières fonctions supposant l’acquittement d’une contribution plus élevée que celle de simple citoyen actif. Ainsi, pour les libéraux, le vote n’est pas un droit mais une fonction que seul un minimum de loisir et d’instruction, donc de fortune, permet d’exercer convenablement.

A la même période, la Hongrie profite d’une ère de réformes entre 1825 et 1848, engendrant la modernisation de l’urbanisation, des infrastructures routières, ferroviaires et fluviales grâce aux mesures prises par les despotes éclairés. Si Joseph II a échoué à réformer en profondeur la société hongroise, il a cependant permis, dans la lignée de Marie-Thérèse, d’améliorer significativement la santé et l’instruction publiques. La loi sur l’instruction publique obligatoire augmente significativement le niveau d’instruction, faisant reculer l’analphabétisme et permettant la multiplication des établissements scolaires. Le Collège Eötvös est crée sur le modèle de l’Ecole normale supérieure de Paris, une seconde université est fondée à Kolosvàr en 1872, puis deux autres à Debrecen et Pozsony en 1910. Elles accueillent toutes les minorités et enseignent en langue maternelle.
Ces mesures permettent de faire germer une bourgeoisie qui occupera un rôle grandissant au XIXe siècle et qui est à la base de l’essor du milieu associatif.
« Contrastes toujours : le « processus de civilisation » en Hongrie doit beaucoup aux Habsbourg éclairés du XVIIIe siècle ainsi qu’à l’esprit d’équité du François-Joseph de l’époque du dualisme. »[10]

Ainsi, structures et valeurs archaïques cohabitent avec la modernité bourgeoise, véhiculée par l’essor du milieu associatif. C’est à l’aune du développement associatif que se mesure la modernisation de la Hongrie. Si au XVIIIe siècle elle ne compte qu’une cinquantaine de compagnies et confréries, en 1840 on en dénombre deux cent cinquante.
« Ce qui est le plus significatif (…), ce n’est pas le sous-développement généralisé, mais la coupure entre l’immobilisme du monde « archaïque », post-féodal ou «semi-féodal » d’un côté, et, de l’autre, le dynamisme du monde nouveau, marqué par la montée de la bourgeoisie. (…) c’est la vie associative qui montre peut-être le mieux la permanence de la tendance modernisatrice en dépit du poids mort de l’archaïsme. »[11]

En Hongrie, l’enrichissement d’une certaine catégorie de la population, une bourgeoisie citadine, engendre également l’expansion du courant libéral et la revendication de la liberté et de l’égalité. Le colonel Gérard Lacouée et le marquis-citoyen Leay-Marnésia, cités par Miklos Molnàr, font le rapport suivant à Napoléon Bonaparte sur la Hongrie :
« Il y a peu de Hongrois qui n’aient en haine les Autrichiens ; en mépris la Maison régnante ; en admiration les armées françaises. [Mais malgré ces dispositions, poursuit le rapport] il me paroît douteux que le général Bonaparte fût parvenu à déterminer une révolution, soit populaire, soit tout autre. [Les paysans] pourraient être poussés à la révolte [mais pas à la révolution]. La liberté ne leur resteroit pas parce qu’ils en sont trop loin. [S’ils avaient fait un mouvement, cela] auroit été en faveur de la Maison d’Autriche qui les protégeoit contre les seigneurs qui les oppriment. [La seule possibilité, quoique très difficile, aurait été, selon lui, de détacher le royaume de Hongrie de l’Autriche et de] rétablir la noblesse dans la plénitude de ses droits. [Mais, ajoute-t-il] l’Autriche est près, la France est loin. (…) Les Ràkoczi ni les Thököly ne sont plus. Les Hongrois de nos jours ont appris à se gouverner par leurs calculs plus que par leurs passions [et les chefs potentiels] entend-il murmurer, sont la plupart vendus à la Couronne. (…) La bourgeoisie n’est pas assez pauvre pour être séditieuse ; elle l’est trop pour avoir de l’ambition. »[12]

Ce rapport montre que la Hongrie a amorcé un changement : d’une part, la noblesse semble moins forte qu’auparavant ; d’autre part, l’ouverture du despotisme éclairé a permis la formation d’une bourgeoisie, certes en gestation mais plus active socialement. Ce descriptif rapproche par ailleurs les bourgeoisies hongroises et françaises, toutes deux étant considérées comme utilitaristes, guidées par leur propre intérêt individualiste, par « les calculs ».

Cependant, si l’on suit l’interprétation tocquevillienne de l’association, on pourrait remettre en doute cette description. En effet, les élites dépasseraient par le seul fait de s’associer leurs intérêts particuliers pour se pencher sur la défense de l’intérêt général. Initiées par l’aristocratie, la petite noblesse et l’intelligentsia, les associations s’ouvrent en effet, comme en France, à la bourgeoisie naissante mais aussi aux ouvriers et même aux paysans, annonçant une synthèse de l’esprit libéral et démocratique défendue par Tocqueville. L’ère des réformes est ainsi marquée par des figures de la haute noblesse comme Miklos Wesselényi et Istvàn Széchényi, mais aussi par des écrivains comme Ferenc Kölcsey et par une petite noblesse radicalisée, représentée par Lajos Kossuth.
L’effervescence associative du XIXe siècle en Hongrie nous permet de nous interroger une nouvelle fois sur les relations entre les structures sociales, l’Etat et la vitalité des associations. En effet, comme nous l’avons étudié plus haut, c’est l’absolutisme en France et le despotisme éclairé en Hongrie qui ont tous deux permis la formation d’une bourgeoisie soucieuse de défendre ses intérêts et l’a réunie au sein des salons. De même, les clubs révolutionnaires ont été formés par les bourgeois élargissant leur recrutement aux couches populaires pour y défendre les idéaux démocratiques mais aussi pour s’assurer le soutien des sans-culottes révoltés, majoritairement composés d’artisans, de boutiquiers, de salariés et des professions libérales. Comment expliquer l’essor des associations dans une Hongrie archaïque, en l’absence d’Etat fort et réellement bourgeois ?
« Comme si l’équation à première vue évidente : « structures sociales archaïques = société civile atrophiée » était moins évidente qu’elle n’y paraît … Et comme si le respect des règles du jeu parlementaire et la fermeté de l’Etat de droit étaient à même d’atténuer la pression des classes dominantes sur les classes défavorisées jusqu’au point de protéger la liberté civique notamment dans le domaine de la vie sociale. »[13]

Encore une fois, l’amélioration du quotidien, initiée par Marie-Thérèse, joue un rôle important dans le développement associatif : aide sociale, jardins d’enfants, associations artistiques et culturelles, associations de défense de corps de métiers et d’intérêts privés. Les associations parviennent ainsi à améliorer leur environnement en participant à la création de banques et de mutuelles, en collectant des fonds pour l’éclairage public, en fondant des hôpitaux, des maisons de retraite, des orphelinats, en modernisant les infrastructures. Si ces actions ont été portées par le milieu associatif, c’est parce que le despotisme éclairé a échoué, dans une certaine mesure, à réformer la société hongroise, ne parvenant pas à y établir un pouvoir étatique fort.
Cependant, il a réussi à former une classe instruite prête à s’impliquer socialement.
Ainsi, ces associations, en reprenant à leur compte les prérogatives fixées par le despotisme éclairé, jouent par l’intermédiaire des élites un contre-poids à l’occupation étrangère.

d) L’association hongroise : noblesse et défense de l’identité nationale
En Hongrie, les revendications politiques développées au sein des associations sont portées par la Diète, uniquement composée de nobles. Cependant, si celle-ci défend devant Vienne l’autonomie hongroise, les droits civiques et les intérêts économiques et commerciaux, elle reste sourde, dans un premier temps, tant aux revendications de sa population asservie qu’aux autres minorités nationales et notamment croates. Ce grand écart entre revendications nationalistes et refus de modernisation lui est cependant bien inconfortable : quelques réformes lui seront ainsi arrachées en matières fiscales et sociales. Comme l’écrit Miklos Molnàr, « par une « astuce de l’histoire », il incombe précisément à la noblesse, accrochée à ses privilèges, de les abolir et de remplir, à défaut d’une véritable bourgeoisie, le rôle historique de cette dernière. »[14] Ainsi, c’est de la noblesse même que sont issus les réformateurs revendiquant la modernisation du pays et l’abolition de la féodalité, qu’ils soient modérés comme Istvàn Széchényi ou radicaux comme Lajos Kossuth. Ce sont eux qui se heurteront au pouvoir des magnats soutenus paradoxalement par les Habsbourg pour garder la main mise sur pays. Lajos Kossuth, issu de la petite noblesse, montre que c’est cette classe qui joue en Hongrie celui joué en France par la bourgeoisie : la revendication de l’égalité entre tous dans un contexte d’enrichissement économique et commercial. Réussissant à allier revendications populaires et nationalisme, Lajos Kossuth sera le meneur de la révolution de 1848. Ainsi, « l’activité de la classe politique aux diètes s’est poursuivie conjointement avec celle de la société, une société civile en gestation. (…) toute la Hongrie a été à l’époque un chantier d’idées et d’actions novatrices. »[15]

La Hongrie porte donc également en germe l’opposition entre libéralisme et démocratie. Les revendications d’égalité sont initialement portées par la noblesse et la bourgeoisie ascendante visant à instaurer un libéralisme permettant l’enrichissement des élites. La démocratie, elle, est portée par le courant nationaliste. C’est pourquoi les révolutions françaises et hongroises de 1848 sont similaires du fait qu’elles s’appuient sur des bases démocratiques, mais dissemblables dans le sens qu’en Hongrie, elle n’aurait pas pu être revendiquée sans que le nationalisme fédère l’ensemble de la population.

Ainsi, les associations ont porté le consensus national sur le terrain de la défense de l’identité nationale, de la revendication de l’égalité devant la manne économique et commerciale et de l’amélioration du quotidien. Elles ont réussi progressivement à accomplir ce que les quelques clubs Jacobins ont échoué à introduire politiquement : une relative modernisation du pays, en développant l’industrialisation, l’embourgeoisement, le développement économique et social et l’apprentissage de la démocratie. Eva Kuti, responsable de l’étude hongroise du programme John Hopkins précité, écrit à ce sujet :
“This was one of the rare moments in Hungarian history when all progressive groups and social classes joined forces in order to promote the development of the country, and all of them seemed to understand the importance of citizens’ initiatives and cooperation.”[16]

Cette remarque nous semble beaucoup trop idyllique pour dépeindre la réalité : d’une part la modernisation a été initiée par le despotisme éclairé et non par un mouvement citoyen ; d’autre part, il a pour moteur le nationalisme hongrois au mépris des autres minorités nationales qu’il entend magyariser dans un grand élan ethnocentrique alors qu’elles représentent plus de la moitié de la population. Dans le cadre de ces limites, la « société civile » a cependant bénéficié d’un essor important.

Au cours du XIXe siècle, la société civile se diversifie pourtant et les associations bénéficient d’un essor considérable : elles sont religieuses, culturelles, économiques, professionnelles, ou encore locales.
« Cette sociabilité transcende souvent les clivages sociaux en se fondant sur de nouvelles affinités et des intérêts communs de camaraderie ou d’éducation. »[17]

Suivant les chiffres avancés par Miklos Molnàr, la Hongrie compte 579 associations en 1862, puis près de 4 000 en 1881. 21 311 statuts d’associations sont approuvés par le ministère de l’Intérieur, parmi lesquelles des coalitions de travailleurs de plus de 20 membres, longtemps interdites en France. Les syndicats comptent 14 organisations nationales, 408 groupes et 17 sociétés syndicales locales en 1904. Un document de 1902 sur les bourgs et villages y recense 105 cercles politiques, 825 cercles de société, 922 cercles de lecture, 224 associations scientifiques et de vulgarisation, 230 sociétés religieuses, 279 cercles d’agriculteurs, 136 de commerçants, 108 d’ouvriers, 335 sociétés de chant et 75 cercles dits du peuple. Premiers eux, des clubs et des associations de femmes ainsi que des associations de secours mutuel héritées du passé et toujours vivaces. Le boom du milieu associatif n’est donc pas limité à Budapest.
Après 1848, la franc-maçonnerie reprend également son activité parmi les anciens combattants de la révolution.

Comment cette vitalité associative a-t-elle pu se produire dans un pays aux structures encore archaïques ? Dans un pays dominé par la noblesse ?
Contrairement à la France, le libéralisme s’ancre durablement en Hongrie : la révolution démocratique de 1848 est un échec. C’est donc la voie du compromis libéral qui va être suivie, jusqu’à déboucher sur le compromis austro-hongrois de 1867. Celui-ci consacre le suffrage censitaire. Le droit électoral sera fondé sur le titre, permettant à la noblesse de conserver son pouvoir.
Par ailleurs, les pouvoirs locaux sont de plus en plus subordonnés au pouvoir central par l’intermédiaire d’un système de double- gouvernance du préfet et du sous-préfet : le premier représente le roi et l’Etat ; le second est élu par l’assemblée locale qui dirige l’exécutif départemental, aux mains de la noblesse locale.
C’est donc la « gentry », la noblesse appauvrie, qui devient le pilier de l’administration magyare.
« Le « grand vieux parti libéral » fonctionne sans doute à la faveur de l’enchevêtrement des intérêts des classes aisées, terriennes et bourgeoises, qui constituent la majorité de l’électorat de la classe politique. En effet, aux côtés des magnats et des nobles, la bourgeoisie et les élus de professions libérales, en majorité des avocats, remplissent les travées du Parlement, les clubs et casinos politiques, les conseils d’administration des journaux, des banques et des entreprises. Le caractère de classe dénoncé par l’historiographie de gauche ne fait pas de doute – tout comme c’est le cas ailleurs dans le monde. On l’appelle aussi « parti des clubs » »[18]

Ainsi, si les nobles continuent à détenir le pouvoir, le libéralisme et l’instruction ont tous deux permis de développer une classe bourgeoise suffisamment importante pour peser dans le jeu politique. C’est dans les clubs que se prennent les décisions, notamment au Casino national, fréquenté uniquement par l’aristocratie. Si la Hongrie profite d’une époque de progrès durable grâce au développement de l’économie, de l’urbanisation, de la scolarisation, des sciences et des arts, elle reste marquée par l’injustice sociale et l’exclusion des minorités nationales. La classe politique libérale nouvellement formée maintient les fortes inégalités héritées du système féodal : les latifundia sont maintenues, sur lesquelles travaillent une immense paysannerie prolétarisée. Parallèlement, le capitalisme et la révolution industrielle engendrent la naissance d’un prolétariat industriel et avec lui, du parti social-démocrate qui luttera pour la défense des ouvriers.

Les inégalités sociales se reflètent dans le recensement effectué en 1910[19] :

Répartition de la population par activité - Recensement de 1910
Grands propriétaires de plus de 570 hectares : 0,03%
Rentiers et propriétaires d'usines : 0,36%
Propriétaires terriens moyens, classe moyenne urbaine : 22,13%
Ouvriers, aides, compagnons, vendeurs, commis, domestiques : 13,66%
Travailleurs agricoles, paysans pauvres, journaliers : 59,29%
Retraités, clergé, divers : 4,53%

Ainsi, 0,03 % de la population détient plus de 8, 7 millions d’hectares de terres. En contrepartie, la partie la plus pauvre de la population – travailleurs agricoles, paysans pauvres, journaliers, ouvriers, etc – représentent près de 73 % de la population.
Entre les deux se développe cependant une bourgeoisie urbaine venant s’ajouter aux propriétaires terriens moyens, formant une nouvelle classe s’élevant à 22 % de la population. Cette diversification sociale est présente jusque dans le vocabulaire hongrois, qui lui consacre un terme : « polgàrosodàs », désignant un processus d’embourgeoisement. Comme en France, la bourgeoisie est avant tout soucieuse de se fondre à la noblesse, d’autant plus que cette dernière garde le pouvoir : l’aristocratie et la noblesse occupent l’Assemblée, l’administration et les professions libérales presque exclusivement composées de la gentry, la noblesse appauvrie.
L’alliance entre la noblesse foncière, le haut fonctionnariat et les roturiers les plus riches constitue la classe moyenne et politique. Elle se nommera plus tard « classe moyenne seigneuriale chrétienne ».
« Derrière les chiffres qui témoignent du développement du capitalisme se trouve une société coupée en deux, moderne et dynamique d’un côté, allant au ralenti de l’autre. »[20]

Par ailleurs se développe à Budapest une forte bourgeoisie juive, présente dans la vie économique, la presse, l’édition, le théâtre et les professions libérales. Elle représente au total pas moins de 23% de la population de Budapest, contre 7% à Vienne.

Ainsi, bourgeoisie et noblesse s’unissent pour partager le pouvoir comme l’avaient fait les Français au sein des salons prérévolutionnaires. En l’absence de révolution démocratique, c’est une conception libérale et utilitariste qui forge la société hongroise du XIXe siècle, dans laquelle l’association – sur le modèle anglo-saxon – permet de faire l’apprentissage de la démocratie et de défendre ses intérêts individuels mais aussi collectifs : il y a de l’intérêt au désintéressement.
Nous n’avons pas en Hongrie de binôme Etat–individu à la française, mais des individus poursuivant leurs intérêts personnels et recherchant le bien-être.
Cette conception libérale se reflète tout particulièrement dans les activités poursuivies par les associations : Budapest est le lieu par excellence des cafés, des clubs culturels, artistiques et intellectuels. Le théâtre profite également d’un essor important. Les associations créées défendent également les professions et les intérêts économiques. Cette conception utilitariste est particulièrement bien illustrée par les propos de Oszkàr Jàszi, sociologue :
« Sociologie, c’est le mot qui servait de synthèse à nos aspirations dans une nouvelle politique inspirée des idéaux de justice de Bentham et fondée sur les sciences sociales. »

Si la Société des sciences sociales fondée en 1901 s’orientera vers un courant démocratique radical, les premières inspirations sont bien anglo-saxonnes.
Miklos Molnàr, décrivant l’essor des sciences humaines et notamment de la sociologie du début du XXe siècle, écrit :
« Autrefois dominé par le juridisme national, le droit pour la nouvelle génération doit correspondre à l’état de la société aux normes philosophiques et morales fondatrices de la liberté individuelle et de l’égalité. Ce n’est pas l’Etat qui doit façonner la société, mais l’inverse. D’inspiration libérale, ce courant de pensée évolue vers la démocratie et débouche sur la sociologie, rompant le cloisonnement des disciplines. »[21]

Le libéralisme a donc engendré en Hongrie l’adoption d’un modèle anglo-saxon différent du modèle français, fondé sur la non intervention de l’Etat. Nous verrons dans notre troisième partie dans quelle mesure cette évolution a influencé les rapports entre milieu associatif et Etat aujourd’hui. La sociologie naît en Hongrie au début du XXe siècle, au moment même où s’effondre le libéralisme, en 1905.
A la Hongrie s’ouvre alors deux choix : la révolution démocratique ou bien la révolution socialiste. En effet, en pleine effervescence associative, l’Etat interdit et poursuit deux types de mouvements : les sociétés des minorités nationales et les mouvements socialistes industriels et agraires, d’après le décret promulgué en 1875. Le nom même de « social-démocrate » est interdit, même si le parti ouvrier s’organise sous ce nom en 1890. Beaucoup d’obstacles administratifs se dressent sur sa route et il fait l’objet d’une brutale répression en 1906. Plus tard, la loi XLIII de 1912, entérinée par le décret 5735 de 1914, interdit toute création d’association durant deux ans. Cependant, la cible la plus importante reste le socialisme agraire, un « mouvement vigoureux et tenace » selon les propos de Miklos Molnàr.[22]
[1] André Jardin, chapitre « Liberté » in Nouvelle histoire des idées politiques, op. cit. Page 189.
[2] Philippe Chanial, Justice, don et association, « La délicate essence de la démocratie », coll. « Recherches », série « Bibliothèque MAUSS », La Découverte, 2001, Paris. Page 119.
[3] Philippe Raynaud, chapitre 2.1.2. « Le libéralisme français à l’épreuve du pouvoir » in Nouvelle histoire des idées politiques, op. cit. Page 207.
[4] Alexis de Tocqueville, chapitre IV « Comment les Américains combattent l’individualisme par des institutions libres » in De la démocratie en Amérique II, coll. Folio / Histoire, Gallimard, 1961, Paris. Page 148-149.
[5] Alexis de Tocqueville, chapitre VIII « Comment les Américains combattent l’individualisme par la doctrine de l’intérêt bien entendu » in De la démocratie en Amérique II,op. cit. Page174-175.
[6] Philippe Chanial, op. cit. Page 144.
[7] Marc Régaldo, op.cit. Page 137.
[8] René Rémond, Introduction à l’histoire de notre temps, tome 2 : Le XIXe siècle, coll. « Points histoire », Seuil, Paris, 1974. Page29.
[9] Marc Régaldo, op. cit. Page 139.
[10] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 303.
[11] Miklos Molnar, La démocratie se lève à l’Est, « Société civile et communisme en Europe de l’Est : Pologne et Hongrie », Presses Universitaires de France, 1990, Paris. Page 44.
[12] Miklos Molnàr, op. cit. Page 224.
[13] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, « Société civile et communisme en Europe de l’Est : Pologne et Hongrie », Presses Universitaires de France, 1990, Paris. Page 43.
[14] Miklos Molnàr, op.cit. Page 231.
[15] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 231.
[16] Eva Kuti, The nonprofit sector in Hungary, Manchester University Press, Manchester, 1996. Page 23.
[17] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 302.
[18] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op.cit Page 285.
[19] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op.cit. Page 289.
[20] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 300.
[21] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 304.
[22] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 303.