jeudi 4 octobre 2007

Le temps des révolutions et des convulsions : la révolution libérale

La Révolution française a été portée par le courant de pensée libéral. C’est avec la constitution qu’il s’ancre dans la vie politique de nombreux pays européens, s’appuyant sur le droit. Il prône la liberté individuelle et rejette toute tutelle, qu’elle vienne de l’Etat, de l’Eglise ou encore des associations. Il leur préfère le parlementarisme, la décentralisation, l’initiative privée. En matière économique et sociale, il prône la non-intervention de l’Etat. Ainsi, le libéralisme se méfie autant du pouvoir étatique que des mouvements populaires.
Cependant, le libéralisme à la française est différent des modèles britanniques et américains : si ces derniers poussent la liberté de l’initiative privée jusqu’à permettre l’association, base du système démocratique, la France y reste réfractaire par peur des regroupements populaires pouvant conduire à la refonte des corporations mais aussi à la Terreur.
Toutefois, au XIXe siècle, le libéralisme apparaît comme subversif : il est aussi le moteur de l’esprit révolutionnaire. N’ayant pas encore atteint l’ampleur de son pouvoir économique, il a permis à ses débuts de libérer la société des carcans de l’Ancien Régime : la liberté ne vaut certes pas pour tous, mais elle a le mérité d’exister. Conservateur quand il est au pouvoir, le libéralisme se montre révolutionnaire quand il le revendique. Ainsi, il est à l’origine des mouvements révolutionnaires des années 1820 et 1830.

a) Libéralisme à la française : les survivances de l’Ancien Régime

« La tradition française restrictive du droit d’association mutile ici quelque peu le libéralisme tel qu’il devrait être, par méfiance des corps et des corporations de l’Ancien Régime ou des sociétés secrètes à buts subversifs. »[1]

Depuis la Terreur, la France reste effrayée par la possible tyrannie populaire, par la « tyrannie de la majorité ». Le libéralisme est poussé à son expression la plus complète en ne reconnaissant que l’individu. L’emprunte de Rousseau reste forte : la volonté individuelle doit tout entière converger vers la volonté générale et s’y soumettre. Or, cet intérêt est représenté par l’Etat de droit, porteur de pragmatisme et de rationalité. C’est pourquoi Guizot préfère à la souveraineté populaire la souveraineté de la raison : entre l’individu et l’Etat, l’association n’a pas sa place.
« Ce libéralisme bien tempéré, élitaire, suppose moins une active participation citoyenne qu’une opinion publique pacifiée, calme, presque immobile, dégagée des excès et des violences révolutionnaires passées (…). »[2]

C’est dans le prolongement de cette doctrine que se situe Germaine de Staël, qui défend une représentation communautaire et non utilitariste anglo-saxonne de la société. Selon la fille de Necker, « la vie n’est pas si aride que l’égoïsme nous l’a faite ; tout n’y est pas prudence, tout n’y est pas calcul ». Ce n’est donc pas l’intérêt bien entendu entre citoyens qui fonde la cohésion sociale mais une morale supérieure, comme la conçoit Kant, et empreinte de sentiment religieux.
Ainsi, les libéraux français élaborent un modèle spécifique anti-utilitariste précurseur du romantisme, opposé au modèle anglo-saxon, et dont nous retrouvons aujourd’hui les marques profondes.

Benjamin Constant tempère, certes, le libéralisme à la française en affirmant au contraire de Rousseau que la volonté générale ne peut pas englober l’ensemble des volontés individuelles, celles-ci étant trop diverses. C’est pourquoi il défend la libre association, en tant que moteur de développement d’une société civile moderne. Il rejette l’universalisme rousseauiste en décrivant l’ambivalence propre à l’être humain, entre la poursuite d’intérêts particuliers et la capacité au sacrifice et au don de soi.
« En excluant une réconciliation dans l’Etat de l’individu et de l’universel, il est conduit à attendre cette réconciliation de l’Histoire et du développement spontané de la société civile. »[3]

Cependant, dans le prolongement des idées défendues par son amie Germaine de Staël, il place le devoir et l’éthique au-dessus de la défense des intérêts. Tout autant empreint de religion, il défend la liberté politique comme seul outil permettant d’accéder à la solidarité et à élever l’humanité.

Enfin, Alexis de Tocqueville, sur la base de l’observation du modèle américain, s’interroge sur les difficultés françaises à allier liberté et égalité. Selon lui, la clef de voûte de l’harmonie réside dans l’association : elle forme le creuset de la pratique démocratique en constituant des formes décentralisées de participation politique tout en préservant la liberté. En effet, en l’absence de corps intermédiaires, il observe que le binôme Etat – individu conduit à la centralisation étatique, l’individualisme et la jouissance personnelle conduisant le citoyen à se décharger de sa responsabilité politique sur celle d’un pouvoir fort. L’association est donc le seul remède contre l’absence de participation politique engendrée par une société libérale.
« L’égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne. Le despotisme élève des barrières entre eux et les sépare. Elle les dispose à ne point songer à leurs semblables et il leur fait une sorte de vertu publique de l’indifférence. (…) Lorsque les citoyens sont forcés de s’occuper des affaires publiques, ils sont tirés nécessairement du milieu de leurs intérêts individuels et arrachés, de temps à autre, à la vue d’eux-mêmes. Du moment où l’on traite en commun les affaires communes, chaque homme aperçoit qu’il n’est pas aussi indépendant de ses semblables qu’il se le figurait d’abord, et que, pour obtenir son appui, il faut souvent leur prêter son concours. »[4]

Engagé en politique entre 1839 et 1851, Tocqueville s’est donc attaché à défendre les libertés, notamment celle de l’association, et la décentralisation en s’opposant à Guizot. Il était alors conscient que l’interdiction faite au peuple de participer à la vie politique conduirait à une nouvelle révolution, celle de 1848.
Au contraire, l’association permet de concilier les intérêts particuliers : elle permet d’exprimer les volontés de chacun et d’arriver à un compromis.
En cela, Tocqueville importe en France la doctrine utilitariste avec la notion d’intérêt bien entendu : les associations prouvent que les individus ont « intérêt au désintéressement » ; autrement dit, les individus adhèrent à l’association parce qu’ils ont compris que cette forme d’organisation les défend. Selon Tocqueville, c’est donc l’intérêt qui fonde l’association et non la solidarité ou l’altruisme : la vertu naît de l’intérêt.
« Aux Etats-Unis, on ne dit point que la vertu est belle. On soutient qu’elle est utile, et on le prouve tous les jours. (…) Ils ne nient donc point que chaque homme ne puisse suivre son intérêt, mais ils s’évertuent à prouver que l’intérêt de chacun est d’être honnête. (…) En Europe, la doctrine de l’intérêt est beaucoup plus grossière qu’en Amérique, mais en même temps elle y est moins répandue et surtout moins montrée, et l’on feint encore tous les jours de grands dévouements qu’on n’a plus. »[5]

Cependant, le Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales (MAUSS) tend à relativiser l’explication purement utilitariste de Tocqueville en mettant en valeur le lien qu’il opère entre vertus aristocratiques et association. Selon Philippe Chanial, Tocqueville considère l’association comme une « personne aristocratique » permettant de combattre la crise des valeurs. L’explication utilitariste est ainsi nuancée par le fait que les individus ne défendraient pas seulement leurs intérêts propres mais aussi des valeurs communes.
« S’il s’agit bien de recréer du lien entre les hommes, afin de conjurer le risque de l’absorption de la société par l’Etat, l’aristocratie doit servir de modèle non seulement au regard de ses valeurs propres, mais aussi au regard du principe général de régulation sociale qu’elle a su incarner. La lutte contre le despotisme démocratique doit s’opérer avec des armes comparables à celles qu’elle a mobilisées contre l’absolutisme monarchique. »[6]

b) Les autres voies du libéralisme : les utilitaristes
Les utilitaristes issus du courant libéral défendent l’association, en tant qu’accord entre les intérêts individuels et collectifs :
« Si le citoyen pouvait être appelé à consentir à la société le sacrifice de sa vie, il était en retour du devoir comme de l’intérêt de la collectivité de favoriser ou tout au moins de ne gêner qu’en cas de nécessité absolue le libre développement des facultés individuelles et la poursuite par chacun de son intérêt particulier. »[7]

Contrairement au système français, le libéralisme anglo-saxon encourage les associations, qu’elles soient à but lucratif ou pas, qu’elles soient culturelles ou politiques : elles permettent de mobiliser les énergies. Des utilitaristes comme Jeremy Bentham et James Mill vont même à la rencontre des démocrates radicaux en lutte pour la représentation politique des masses ouvrières.
En effet, pour les utilitaristes, une institution est « utile » si la majorité l’approuve au vu des connaissances qu’elle en a. Si le marché apporte une harmonisation « naturelle » des intérêts, l’Etat joue cependant un rôle de régulateur en favorisant l’éducation et la formation de nouvelles élites capables de dépasser leurs intérêts particuliers pour défendre ceux de la communauté politique. Ainsi, démocratisation et progrès social sont indispensables au succès de ce système fondé sur le consensus et la rationalité. Le contrat importe moins que la compréhension mutuelle des intérêts et leur libre expression dans la sphère politique.

L’égalité théorique de tous mais l’inégalité réelle des chances amène donc le courant libéral à accorder un intérêt particulier à l’éducation. Ce modèle est défendu en France par Condorcet, qui s’oppose à un pouvoir fort : l’Etat ne doit apporter que les fondations à un système éducatif s’appuyant aux échelons supérieurs sur des instituts privés et autonomes. L’élitisme ne se situe pas au niveau de la naissance mais au niveau du mérite personnel : favorable à un système de bourses, l’instruction permet ainsi aux plus humbles d’accéder aux plus hautes fonctions. Cette conception est à l’origine de l’importance de la « technocratie » française.
Cependant, en faisant de l’éducation une prérogative importante, les libéraux élargissent la base de l’opinion instruite et cultivée. Celle-ci entrera en France en conflit avec le système censitaire et revendiquera le suffrage universel, qui sera l’œuvre de la révolution démocratique de 1848.

c) Le pouvoir des gens éclairés
Pour les libéraux, la liberté des citoyens prime sur leur égalité. C’est pourquoi il entérine de fait les inégalités économiques et sociales.
« Qui donc tire le plus intérêt, en France ou en Grande-Bretagne, du libre jeu de l’initiative politique ou économique, sinon la classe sociale la plus instruite et la plus riche ? La bourgeoisie a fait la Révolution et la Révolution lui a remis le pouvoir ; elle entend le garder, contre un retour de l’aristocratie et contre la montée des couches populaires. (…) Ainsi, sous une trompeuse apparence d’égalité, l’interdiction des associations fait le jeu du patronat. (…) Cette assimilation du libéralisme à la bourgeoisie n’est pas contestable et l’approche sociologique a le grand mérite de rappeler, à côté d’une vision idéalisée, l’existence d’aspects importants de la réalité qui montre l’envers du libéralisme et révèle qu’il est aussi une doctrine de conservation politique et sociale. »[8]

La Révolution française marque, en effet, l’avènement de la bourgeoisie : au pouvoir héréditaire se substitue le pouvoir de l’argent en tant que symbole de talent et de mérite. C’est pourquoi le vote censitaire est maintenu.
« La justification se tirait de la doctrine utilitariste : qui ne possède rien ne tient à rien ; la société et l’ordre ne sauraient trouver de défenseurs parmi ceux dont leur subversion ne menacerait pas les intérêts et qui même en pourraient espérer quelque aubaine. L’Antiquité n’offrait-elle pas plus d’un exemple d’ambitieux parvenus à la tyrannie grâce au soutien des dernières classes du peuple ? » [9]

Par ailleurs, le suffrage est non seulement censitaire mais aussi à deux degrés : les « citoyens actifs » choisissent des électeurs, lesquels désignent des députés, ces deux dernières fonctions supposant l’acquittement d’une contribution plus élevée que celle de simple citoyen actif. Ainsi, pour les libéraux, le vote n’est pas un droit mais une fonction que seul un minimum de loisir et d’instruction, donc de fortune, permet d’exercer convenablement.

A la même période, la Hongrie profite d’une ère de réformes entre 1825 et 1848, engendrant la modernisation de l’urbanisation, des infrastructures routières, ferroviaires et fluviales grâce aux mesures prises par les despotes éclairés. Si Joseph II a échoué à réformer en profondeur la société hongroise, il a cependant permis, dans la lignée de Marie-Thérèse, d’améliorer significativement la santé et l’instruction publiques. La loi sur l’instruction publique obligatoire augmente significativement le niveau d’instruction, faisant reculer l’analphabétisme et permettant la multiplication des établissements scolaires. Le Collège Eötvös est crée sur le modèle de l’Ecole normale supérieure de Paris, une seconde université est fondée à Kolosvàr en 1872, puis deux autres à Debrecen et Pozsony en 1910. Elles accueillent toutes les minorités et enseignent en langue maternelle.
Ces mesures permettent de faire germer une bourgeoisie qui occupera un rôle grandissant au XIXe siècle et qui est à la base de l’essor du milieu associatif.
« Contrastes toujours : le « processus de civilisation » en Hongrie doit beaucoup aux Habsbourg éclairés du XVIIIe siècle ainsi qu’à l’esprit d’équité du François-Joseph de l’époque du dualisme. »[10]

Ainsi, structures et valeurs archaïques cohabitent avec la modernité bourgeoise, véhiculée par l’essor du milieu associatif. C’est à l’aune du développement associatif que se mesure la modernisation de la Hongrie. Si au XVIIIe siècle elle ne compte qu’une cinquantaine de compagnies et confréries, en 1840 on en dénombre deux cent cinquante.
« Ce qui est le plus significatif (…), ce n’est pas le sous-développement généralisé, mais la coupure entre l’immobilisme du monde « archaïque », post-féodal ou «semi-féodal » d’un côté, et, de l’autre, le dynamisme du monde nouveau, marqué par la montée de la bourgeoisie. (…) c’est la vie associative qui montre peut-être le mieux la permanence de la tendance modernisatrice en dépit du poids mort de l’archaïsme. »[11]

En Hongrie, l’enrichissement d’une certaine catégorie de la population, une bourgeoisie citadine, engendre également l’expansion du courant libéral et la revendication de la liberté et de l’égalité. Le colonel Gérard Lacouée et le marquis-citoyen Leay-Marnésia, cités par Miklos Molnàr, font le rapport suivant à Napoléon Bonaparte sur la Hongrie :
« Il y a peu de Hongrois qui n’aient en haine les Autrichiens ; en mépris la Maison régnante ; en admiration les armées françaises. [Mais malgré ces dispositions, poursuit le rapport] il me paroît douteux que le général Bonaparte fût parvenu à déterminer une révolution, soit populaire, soit tout autre. [Les paysans] pourraient être poussés à la révolte [mais pas à la révolution]. La liberté ne leur resteroit pas parce qu’ils en sont trop loin. [S’ils avaient fait un mouvement, cela] auroit été en faveur de la Maison d’Autriche qui les protégeoit contre les seigneurs qui les oppriment. [La seule possibilité, quoique très difficile, aurait été, selon lui, de détacher le royaume de Hongrie de l’Autriche et de] rétablir la noblesse dans la plénitude de ses droits. [Mais, ajoute-t-il] l’Autriche est près, la France est loin. (…) Les Ràkoczi ni les Thököly ne sont plus. Les Hongrois de nos jours ont appris à se gouverner par leurs calculs plus que par leurs passions [et les chefs potentiels] entend-il murmurer, sont la plupart vendus à la Couronne. (…) La bourgeoisie n’est pas assez pauvre pour être séditieuse ; elle l’est trop pour avoir de l’ambition. »[12]

Ce rapport montre que la Hongrie a amorcé un changement : d’une part, la noblesse semble moins forte qu’auparavant ; d’autre part, l’ouverture du despotisme éclairé a permis la formation d’une bourgeoisie, certes en gestation mais plus active socialement. Ce descriptif rapproche par ailleurs les bourgeoisies hongroises et françaises, toutes deux étant considérées comme utilitaristes, guidées par leur propre intérêt individualiste, par « les calculs ».

Cependant, si l’on suit l’interprétation tocquevillienne de l’association, on pourrait remettre en doute cette description. En effet, les élites dépasseraient par le seul fait de s’associer leurs intérêts particuliers pour se pencher sur la défense de l’intérêt général. Initiées par l’aristocratie, la petite noblesse et l’intelligentsia, les associations s’ouvrent en effet, comme en France, à la bourgeoisie naissante mais aussi aux ouvriers et même aux paysans, annonçant une synthèse de l’esprit libéral et démocratique défendue par Tocqueville. L’ère des réformes est ainsi marquée par des figures de la haute noblesse comme Miklos Wesselényi et Istvàn Széchényi, mais aussi par des écrivains comme Ferenc Kölcsey et par une petite noblesse radicalisée, représentée par Lajos Kossuth.
L’effervescence associative du XIXe siècle en Hongrie nous permet de nous interroger une nouvelle fois sur les relations entre les structures sociales, l’Etat et la vitalité des associations. En effet, comme nous l’avons étudié plus haut, c’est l’absolutisme en France et le despotisme éclairé en Hongrie qui ont tous deux permis la formation d’une bourgeoisie soucieuse de défendre ses intérêts et l’a réunie au sein des salons. De même, les clubs révolutionnaires ont été formés par les bourgeois élargissant leur recrutement aux couches populaires pour y défendre les idéaux démocratiques mais aussi pour s’assurer le soutien des sans-culottes révoltés, majoritairement composés d’artisans, de boutiquiers, de salariés et des professions libérales. Comment expliquer l’essor des associations dans une Hongrie archaïque, en l’absence d’Etat fort et réellement bourgeois ?
« Comme si l’équation à première vue évidente : « structures sociales archaïques = société civile atrophiée » était moins évidente qu’elle n’y paraît … Et comme si le respect des règles du jeu parlementaire et la fermeté de l’Etat de droit étaient à même d’atténuer la pression des classes dominantes sur les classes défavorisées jusqu’au point de protéger la liberté civique notamment dans le domaine de la vie sociale. »[13]

Encore une fois, l’amélioration du quotidien, initiée par Marie-Thérèse, joue un rôle important dans le développement associatif : aide sociale, jardins d’enfants, associations artistiques et culturelles, associations de défense de corps de métiers et d’intérêts privés. Les associations parviennent ainsi à améliorer leur environnement en participant à la création de banques et de mutuelles, en collectant des fonds pour l’éclairage public, en fondant des hôpitaux, des maisons de retraite, des orphelinats, en modernisant les infrastructures. Si ces actions ont été portées par le milieu associatif, c’est parce que le despotisme éclairé a échoué, dans une certaine mesure, à réformer la société hongroise, ne parvenant pas à y établir un pouvoir étatique fort.
Cependant, il a réussi à former une classe instruite prête à s’impliquer socialement.
Ainsi, ces associations, en reprenant à leur compte les prérogatives fixées par le despotisme éclairé, jouent par l’intermédiaire des élites un contre-poids à l’occupation étrangère.

d) L’association hongroise : noblesse et défense de l’identité nationale
En Hongrie, les revendications politiques développées au sein des associations sont portées par la Diète, uniquement composée de nobles. Cependant, si celle-ci défend devant Vienne l’autonomie hongroise, les droits civiques et les intérêts économiques et commerciaux, elle reste sourde, dans un premier temps, tant aux revendications de sa population asservie qu’aux autres minorités nationales et notamment croates. Ce grand écart entre revendications nationalistes et refus de modernisation lui est cependant bien inconfortable : quelques réformes lui seront ainsi arrachées en matières fiscales et sociales. Comme l’écrit Miklos Molnàr, « par une « astuce de l’histoire », il incombe précisément à la noblesse, accrochée à ses privilèges, de les abolir et de remplir, à défaut d’une véritable bourgeoisie, le rôle historique de cette dernière. »[14] Ainsi, c’est de la noblesse même que sont issus les réformateurs revendiquant la modernisation du pays et l’abolition de la féodalité, qu’ils soient modérés comme Istvàn Széchényi ou radicaux comme Lajos Kossuth. Ce sont eux qui se heurteront au pouvoir des magnats soutenus paradoxalement par les Habsbourg pour garder la main mise sur pays. Lajos Kossuth, issu de la petite noblesse, montre que c’est cette classe qui joue en Hongrie celui joué en France par la bourgeoisie : la revendication de l’égalité entre tous dans un contexte d’enrichissement économique et commercial. Réussissant à allier revendications populaires et nationalisme, Lajos Kossuth sera le meneur de la révolution de 1848. Ainsi, « l’activité de la classe politique aux diètes s’est poursuivie conjointement avec celle de la société, une société civile en gestation. (…) toute la Hongrie a été à l’époque un chantier d’idées et d’actions novatrices. »[15]

La Hongrie porte donc également en germe l’opposition entre libéralisme et démocratie. Les revendications d’égalité sont initialement portées par la noblesse et la bourgeoisie ascendante visant à instaurer un libéralisme permettant l’enrichissement des élites. La démocratie, elle, est portée par le courant nationaliste. C’est pourquoi les révolutions françaises et hongroises de 1848 sont similaires du fait qu’elles s’appuient sur des bases démocratiques, mais dissemblables dans le sens qu’en Hongrie, elle n’aurait pas pu être revendiquée sans que le nationalisme fédère l’ensemble de la population.

Ainsi, les associations ont porté le consensus national sur le terrain de la défense de l’identité nationale, de la revendication de l’égalité devant la manne économique et commerciale et de l’amélioration du quotidien. Elles ont réussi progressivement à accomplir ce que les quelques clubs Jacobins ont échoué à introduire politiquement : une relative modernisation du pays, en développant l’industrialisation, l’embourgeoisement, le développement économique et social et l’apprentissage de la démocratie. Eva Kuti, responsable de l’étude hongroise du programme John Hopkins précité, écrit à ce sujet :
“This was one of the rare moments in Hungarian history when all progressive groups and social classes joined forces in order to promote the development of the country, and all of them seemed to understand the importance of citizens’ initiatives and cooperation.”[16]

Cette remarque nous semble beaucoup trop idyllique pour dépeindre la réalité : d’une part la modernisation a été initiée par le despotisme éclairé et non par un mouvement citoyen ; d’autre part, il a pour moteur le nationalisme hongrois au mépris des autres minorités nationales qu’il entend magyariser dans un grand élan ethnocentrique alors qu’elles représentent plus de la moitié de la population. Dans le cadre de ces limites, la « société civile » a cependant bénéficié d’un essor important.

Au cours du XIXe siècle, la société civile se diversifie pourtant et les associations bénéficient d’un essor considérable : elles sont religieuses, culturelles, économiques, professionnelles, ou encore locales.
« Cette sociabilité transcende souvent les clivages sociaux en se fondant sur de nouvelles affinités et des intérêts communs de camaraderie ou d’éducation. »[17]

Suivant les chiffres avancés par Miklos Molnàr, la Hongrie compte 579 associations en 1862, puis près de 4 000 en 1881. 21 311 statuts d’associations sont approuvés par le ministère de l’Intérieur, parmi lesquelles des coalitions de travailleurs de plus de 20 membres, longtemps interdites en France. Les syndicats comptent 14 organisations nationales, 408 groupes et 17 sociétés syndicales locales en 1904. Un document de 1902 sur les bourgs et villages y recense 105 cercles politiques, 825 cercles de société, 922 cercles de lecture, 224 associations scientifiques et de vulgarisation, 230 sociétés religieuses, 279 cercles d’agriculteurs, 136 de commerçants, 108 d’ouvriers, 335 sociétés de chant et 75 cercles dits du peuple. Premiers eux, des clubs et des associations de femmes ainsi que des associations de secours mutuel héritées du passé et toujours vivaces. Le boom du milieu associatif n’est donc pas limité à Budapest.
Après 1848, la franc-maçonnerie reprend également son activité parmi les anciens combattants de la révolution.

Comment cette vitalité associative a-t-elle pu se produire dans un pays aux structures encore archaïques ? Dans un pays dominé par la noblesse ?
Contrairement à la France, le libéralisme s’ancre durablement en Hongrie : la révolution démocratique de 1848 est un échec. C’est donc la voie du compromis libéral qui va être suivie, jusqu’à déboucher sur le compromis austro-hongrois de 1867. Celui-ci consacre le suffrage censitaire. Le droit électoral sera fondé sur le titre, permettant à la noblesse de conserver son pouvoir.
Par ailleurs, les pouvoirs locaux sont de plus en plus subordonnés au pouvoir central par l’intermédiaire d’un système de double- gouvernance du préfet et du sous-préfet : le premier représente le roi et l’Etat ; le second est élu par l’assemblée locale qui dirige l’exécutif départemental, aux mains de la noblesse locale.
C’est donc la « gentry », la noblesse appauvrie, qui devient le pilier de l’administration magyare.
« Le « grand vieux parti libéral » fonctionne sans doute à la faveur de l’enchevêtrement des intérêts des classes aisées, terriennes et bourgeoises, qui constituent la majorité de l’électorat de la classe politique. En effet, aux côtés des magnats et des nobles, la bourgeoisie et les élus de professions libérales, en majorité des avocats, remplissent les travées du Parlement, les clubs et casinos politiques, les conseils d’administration des journaux, des banques et des entreprises. Le caractère de classe dénoncé par l’historiographie de gauche ne fait pas de doute – tout comme c’est le cas ailleurs dans le monde. On l’appelle aussi « parti des clubs » »[18]

Ainsi, si les nobles continuent à détenir le pouvoir, le libéralisme et l’instruction ont tous deux permis de développer une classe bourgeoise suffisamment importante pour peser dans le jeu politique. C’est dans les clubs que se prennent les décisions, notamment au Casino national, fréquenté uniquement par l’aristocratie. Si la Hongrie profite d’une époque de progrès durable grâce au développement de l’économie, de l’urbanisation, de la scolarisation, des sciences et des arts, elle reste marquée par l’injustice sociale et l’exclusion des minorités nationales. La classe politique libérale nouvellement formée maintient les fortes inégalités héritées du système féodal : les latifundia sont maintenues, sur lesquelles travaillent une immense paysannerie prolétarisée. Parallèlement, le capitalisme et la révolution industrielle engendrent la naissance d’un prolétariat industriel et avec lui, du parti social-démocrate qui luttera pour la défense des ouvriers.

Les inégalités sociales se reflètent dans le recensement effectué en 1910[19] :

Répartition de la population par activité - Recensement de 1910
Grands propriétaires de plus de 570 hectares : 0,03%
Rentiers et propriétaires d'usines : 0,36%
Propriétaires terriens moyens, classe moyenne urbaine : 22,13%
Ouvriers, aides, compagnons, vendeurs, commis, domestiques : 13,66%
Travailleurs agricoles, paysans pauvres, journaliers : 59,29%
Retraités, clergé, divers : 4,53%

Ainsi, 0,03 % de la population détient plus de 8, 7 millions d’hectares de terres. En contrepartie, la partie la plus pauvre de la population – travailleurs agricoles, paysans pauvres, journaliers, ouvriers, etc – représentent près de 73 % de la population.
Entre les deux se développe cependant une bourgeoisie urbaine venant s’ajouter aux propriétaires terriens moyens, formant une nouvelle classe s’élevant à 22 % de la population. Cette diversification sociale est présente jusque dans le vocabulaire hongrois, qui lui consacre un terme : « polgàrosodàs », désignant un processus d’embourgeoisement. Comme en France, la bourgeoisie est avant tout soucieuse de se fondre à la noblesse, d’autant plus que cette dernière garde le pouvoir : l’aristocratie et la noblesse occupent l’Assemblée, l’administration et les professions libérales presque exclusivement composées de la gentry, la noblesse appauvrie.
L’alliance entre la noblesse foncière, le haut fonctionnariat et les roturiers les plus riches constitue la classe moyenne et politique. Elle se nommera plus tard « classe moyenne seigneuriale chrétienne ».
« Derrière les chiffres qui témoignent du développement du capitalisme se trouve une société coupée en deux, moderne et dynamique d’un côté, allant au ralenti de l’autre. »[20]

Par ailleurs se développe à Budapest une forte bourgeoisie juive, présente dans la vie économique, la presse, l’édition, le théâtre et les professions libérales. Elle représente au total pas moins de 23% de la population de Budapest, contre 7% à Vienne.

Ainsi, bourgeoisie et noblesse s’unissent pour partager le pouvoir comme l’avaient fait les Français au sein des salons prérévolutionnaires. En l’absence de révolution démocratique, c’est une conception libérale et utilitariste qui forge la société hongroise du XIXe siècle, dans laquelle l’association – sur le modèle anglo-saxon – permet de faire l’apprentissage de la démocratie et de défendre ses intérêts individuels mais aussi collectifs : il y a de l’intérêt au désintéressement.
Nous n’avons pas en Hongrie de binôme Etat–individu à la française, mais des individus poursuivant leurs intérêts personnels et recherchant le bien-être.
Cette conception libérale se reflète tout particulièrement dans les activités poursuivies par les associations : Budapest est le lieu par excellence des cafés, des clubs culturels, artistiques et intellectuels. Le théâtre profite également d’un essor important. Les associations créées défendent également les professions et les intérêts économiques. Cette conception utilitariste est particulièrement bien illustrée par les propos de Oszkàr Jàszi, sociologue :
« Sociologie, c’est le mot qui servait de synthèse à nos aspirations dans une nouvelle politique inspirée des idéaux de justice de Bentham et fondée sur les sciences sociales. »

Si la Société des sciences sociales fondée en 1901 s’orientera vers un courant démocratique radical, les premières inspirations sont bien anglo-saxonnes.
Miklos Molnàr, décrivant l’essor des sciences humaines et notamment de la sociologie du début du XXe siècle, écrit :
« Autrefois dominé par le juridisme national, le droit pour la nouvelle génération doit correspondre à l’état de la société aux normes philosophiques et morales fondatrices de la liberté individuelle et de l’égalité. Ce n’est pas l’Etat qui doit façonner la société, mais l’inverse. D’inspiration libérale, ce courant de pensée évolue vers la démocratie et débouche sur la sociologie, rompant le cloisonnement des disciplines. »[21]

Le libéralisme a donc engendré en Hongrie l’adoption d’un modèle anglo-saxon différent du modèle français, fondé sur la non intervention de l’Etat. Nous verrons dans notre troisième partie dans quelle mesure cette évolution a influencé les rapports entre milieu associatif et Etat aujourd’hui. La sociologie naît en Hongrie au début du XXe siècle, au moment même où s’effondre le libéralisme, en 1905.
A la Hongrie s’ouvre alors deux choix : la révolution démocratique ou bien la révolution socialiste. En effet, en pleine effervescence associative, l’Etat interdit et poursuit deux types de mouvements : les sociétés des minorités nationales et les mouvements socialistes industriels et agraires, d’après le décret promulgué en 1875. Le nom même de « social-démocrate » est interdit, même si le parti ouvrier s’organise sous ce nom en 1890. Beaucoup d’obstacles administratifs se dressent sur sa route et il fait l’objet d’une brutale répression en 1906. Plus tard, la loi XLIII de 1912, entérinée par le décret 5735 de 1914, interdit toute création d’association durant deux ans. Cependant, la cible la plus importante reste le socialisme agraire, un « mouvement vigoureux et tenace » selon les propos de Miklos Molnàr.[22]
[1] André Jardin, chapitre « Liberté » in Nouvelle histoire des idées politiques, op. cit. Page 189.
[2] Philippe Chanial, Justice, don et association, « La délicate essence de la démocratie », coll. « Recherches », série « Bibliothèque MAUSS », La Découverte, 2001, Paris. Page 119.
[3] Philippe Raynaud, chapitre 2.1.2. « Le libéralisme français à l’épreuve du pouvoir » in Nouvelle histoire des idées politiques, op. cit. Page 207.
[4] Alexis de Tocqueville, chapitre IV « Comment les Américains combattent l’individualisme par des institutions libres » in De la démocratie en Amérique II, coll. Folio / Histoire, Gallimard, 1961, Paris. Page 148-149.
[5] Alexis de Tocqueville, chapitre VIII « Comment les Américains combattent l’individualisme par la doctrine de l’intérêt bien entendu » in De la démocratie en Amérique II,op. cit. Page174-175.
[6] Philippe Chanial, op. cit. Page 144.
[7] Marc Régaldo, op.cit. Page 137.
[8] René Rémond, Introduction à l’histoire de notre temps, tome 2 : Le XIXe siècle, coll. « Points histoire », Seuil, Paris, 1974. Page29.
[9] Marc Régaldo, op. cit. Page 139.
[10] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 303.
[11] Miklos Molnar, La démocratie se lève à l’Est, « Société civile et communisme en Europe de l’Est : Pologne et Hongrie », Presses Universitaires de France, 1990, Paris. Page 44.
[12] Miklos Molnàr, op. cit. Page 224.
[13] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, « Société civile et communisme en Europe de l’Est : Pologne et Hongrie », Presses Universitaires de France, 1990, Paris. Page 43.
[14] Miklos Molnàr, op.cit. Page 231.
[15] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 231.
[16] Eva Kuti, The nonprofit sector in Hungary, Manchester University Press, Manchester, 1996. Page 23.
[17] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 302.
[18] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op.cit Page 285.
[19] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op.cit. Page 289.
[20] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 300.
[21] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 304.
[22] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 303.

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