jeudi 4 octobre 2007

Le temps des révolutions et des convulsions : la révolution nationaliste

« Politique et économie interfèrent étroitement et c’est leur interaction même qui fait la force d’attraction de l’idée nationale puisque, s’adressant à l’homme tout entier, elle peut mobiliser toutes ses facultés au service d’une grande œuvre à réaliser, d’un projet de nature à exalter les énergies et enfiévrer les esprits. »[1]

Le mouvement des nationalités a été initié par des intellectuels et des écrivains guidés par le romantisme, des linguistes qui ont modernisé leur langue, des historiens qui ont recherché leur passé et par des philosophes politiques qui ont forgé l’idée de nation. Cependant, le mouvement nationaliste a besoin de s’unir aux courants politiques dominants pour arriver au pouvoir. C’est pourquoi il existe des nationalismes de gauche et des nationalismes de droite.

Tout comme les courants libéraux et démocratiques, le courant nationaliste est issu de la Révolution française, porteuse d’idéaux tels que la liberté individuelle et la souveraineté nationale, qui ont été exportés par Napoléon dans l’Europe entière. C’est paradoxalement le nationalisme démocratique qui va contribuer à sa chute.

Parallèlement, le nationalisme sous-tend également un retour au passé, l’exaltation des traditions et la fierté de la langue nationale, fer de lance de la révolution hongroise de 1848.
« L’Etat dont il rêve, c’est l’Etat traditionnel et médiéval et non l’Etat moderne, du XVIIIe ou du XIXe siècle. Ce courant nationaliste en réaction contre la centralisation administrative et contre l’œuvre du despotisme éclairé, auquel il reproche d’être niveleur, égalitaire et unitaire, milite pour le régionalisme, le rétablissement des anciennes coutumes, des traditions historiques. C’est ordinairement par là qu’a débuté dans l’Europe de l’Est l’éveil du sentiment national. Si, à l’ouest, le nationalisme hérité de la Révolution est premier, à l’est de l’Europe c’est celui qui trouve sa source dans l’historicisme et le romantisme qui s’affirme d’abord. Nous retrouvons une fois de plus la dissymétrie, la disparité essentielle entre deux Europes, l’une plus ouverte aux changements et tournée vers l’avenir, l’autre plus fidèle au passé et qui ne s’engage qu’avec défiance dans le présent.»[2]

Si la vague révolutionnaire de 1830 confond libéralisme et nationalisme, celle de 1848 penche plutôt du côté de la démocratie en proclamant la souveraineté des peuples. Après l’échec de cette deuxième vague révolutionnaire, c’est sur le compromis que va s’appuyer le nationalisme, souvent au détriment de la liberté individuelle et au profit du conservatisme.
« (…) se substitue au nationalisme de 1848 expansif et généreux, spontanément universaliste et fraternel, un nationalisme de repli et de recueillement, un nationalisme blessé, amer, meurtri, angoissé par le sentiment de la décadence et qui se défie de l’étranger. »[3]

Dans un contexte d’expansion du courant socialiste internationaliste, le nationalisme tout au contraire affirme les différences entre les peuples. C’est pourquoi il passe d’une position libérale de gauche au conservatisme de droite.

Si la révolution hongroise de 1848 est démocratique, elle est avant tout nationaliste. La littérature romantique et nationaliste, la modernisation et la défense de la langue hongroise sont les fers de lance du mouvement réformateur au sein de la société. Si Joseph II interdit les cercles et fait fermer les bibliothèques, qui seront soigneusement épurées avant leur réouverture en 1811, le mouvement nationaliste est repris par les cercles littéraires estudiantins maintes fois interdits et reformés clandestinement, même si les règnes de François Ier (1792-1835) puis celui de Ferdinand V (1835-1848) sont marqués par un retour à l’autoritarisme pur et dur et à une prolifération des espions. « Au carrefour des idées, la seule voie viable d’un renouveau se dessine au niveau de la culture laïque, nationale et éclairée. »[4] L’ère des réformes est aussi l’âge d’or des arts et des lettres.
Le nationalisme s’affirme également sur le terrain économique, puisqu’un mouvement porté par Kossuth comptant environ 50 000 membres, parmi lesquels des nobles, des bourgeois, des ouvriers et des paysans défend l’économie nationale. Cette Association pour la Protection de l’Industrie Nationale, créée en 1844, encourage ses membres à acheter uniquement la production hongroise.
Il est intéressant de remarquer qu’une association de type identique existe aujourd’hui en Hongrie.

Ainsi, l’effervescence associative se développe en réaction contre Vienne : de nombreuses associations sont alors créées pour défendre la langue hongroise et la culture nationale. Dans les années 1790, des associations appelées « cercles de lecture » sont crées majoritairement par les intellectuels et les nobles influencés par les Lumières. Peu d’entre eux remettent en cause la prééminence nobiliaire, qui dirige le pays par l’intermédiaire de la Diète et des comitats. Si les nobles se battent majoritairement pour l’identité nationale et le maintien de leurs privilèges, une minorité est cependant influencée par la Révolution française et s’oppose au système féodal : des clubs de Jacobins sont crées en Hongrie – même si leur nombre a été surestimé par l’historiographie viennoise et communiste –, ayant pour but la libération du joug habsbourgeois et la transformation de la Hongrie en République indépendante. Ainsi, le poète hongrois Jànos Batsànyi, cité par Miklos Molnàr, écrit :[5]
« Et vous, bourreaux de serfs, vous dont la raison d’être
Est de faire couler le sang dans vos pays,
Ouvrez plutôt les yeux : vous verrez apparaître,
Le destin que pour vous on écrit à Paris. »
(Traduction de Guillevic et de J. Rousselot)

Le vent révolutionnaire radical souffle également en Hongrie mais ne s’y accroche pas. Terrifiés par la radicalisation jacobine en France et les révoltes paysannes en Roumanie, les magnats craignent de perdre le pouvoir. L’armée révolutionnaire ne libère pas la Hongrie du servage : c’est la révolution démocratique et nationaliste de 1848 qui s’en charge.
Comme nous l’avons étudié ci-dessus, la révolution de 1848 consacre la défaite de la démocratie au profit du libéralisme et du nationalisme. Au début du XXe siècle, le vieux parti libéral échoue à son tour sur pression des indépendantistes : le gouvernement Werkele élu en 1906 poursuit une politique résolument nationaliste, antisocialiste et antidémocratique. Quand les libéraux reviennent au pouvoir en 1910, ils se nomment déjà « parti national du travail » et mènent une politique antisociale et réactionnaire, écrasant les minorités au profit de l’identité hongroise.

Le courant nationaliste traverse toute la Hongrie du XXe siècle.
Après la défaite de la République des Conseils, c’est à la tête de l’armée nationale que Miklos Horthy entre dans la capitale le 16 novembre 1919. S’ensuit une répression impitoyable des communistes, des socialistes, des démocrates, des franc- maçons mais aussi des Juifs. Car dans le prolongement du courant social-démocrate initié par les sociologues du début du siècle, les Juifs choisissent le camp des socialistes puis des communistes. Sous la Terreur blanche, l’antisémitisme est virulent : le numerus clausus est introduit à l’université, les jugements sommaires se multiplient, certains journalistes sociaux-démocrates sont assassinés.
Parallèlement, le régime Horthy marque le retour en force de l’aristocratie, de la gentry appauvrie et des propriétaires terriens. La façade libérale demeure par le maintien du régime parlementaire et l’Etat de droit.
« Il sera encore question de la formation d’une nouvelle bourgeoisie, de son rôle sans doute grandissant, de son idéologie et de sa mentalité, mais le caractère nobiliaire des hautes sphères de la nation, ce caractère hérité des siècles d’histoire, s’est transplanté du terreau de la Hongrie historique à celui de la Hongrie mutilée. (…) l’irrédentisme constitue le dénominateur commun de toutes les couches plus ou moins aisées de la société. (…) passéisme nostalgique.» [6]

Cependant, le gouvernement Bethlen tempère encore dans un premier temps l’autoritarisme du régime en levant la censure du parti social-démocrate, en atténuant le numerus clausus et en rétablissent la liberté des médias. Mais les mentalités féodales ne permettent pas d’implanter la démocratie.
Les classes moyennes s’élargissent socialement grâce à l’instruction et la fonction publiques, mais la moitié de la population reste agricole. Une partie de la paysannerie et des petits propriétaires accèdent aux fonctions publiques, mais un tiers de la population hongroise reste pauvre, sans ressources.
Parallèlement, un prolétariat urbain se développe, aux conditions de vie misérables. Fortement syndicalisé, il est divisé entre la tendance fascisante ou socialiste.
Ainsi, le pays reste profondément marqué par l’archaïsme et le libéralisme.

Dans ce contexte, la société civile est selon l’expression de Gyula Szekfü « une société néo-baroque ». Comme les salons français du XVIIIe siècle, les associations reflètent la volonté d’une bourgeoisie conservatrice et libérale d’accéder au mode de vie nobiliaire. Elles sont maquées par le patriotisme et la moralité du XIXe siècle.
« (…) l’esprit étroit qui règne dans la société « néo-baroque » drapée dans un costume national-chrétien-seigneurial rend lente et difficile l’adoption des valeurs civiques et la formation d’une classe moyenne de toute confiance, industrieuse et sensible au bien public, d’une société bourgeoise au sens du XIXe siècle, mais, contrairement aux vœux des « réforme- conservateurs », adaptée à la modernité. (…) les causes profondes de la stagnation résident sans doute dans les structures et les mentalités dominantes. La carence démocratique est manifeste. (…) A pas comptés avance, malgré tout, une société civile au mode démocratique européen, froissant parfois les sensibilités conservatrices, nationalistes et antilibérales.»»[7]

Le milieu associatif est le reflet d’une société divisée entre le courant bourgeois de Budapest, fortement marqué par la communauté juive, et le nationalisme populiste et conservateur. C’est à la capitale que l’on trouve les associations culturelles et artistiques, les sociétés de sport mais aussi les syndicats et autres organisations ouvrières. C’est ce que Marx nomme la bürgerliche Gesellschaft, la société civile d’essence bourgeoise. Le tiers de la population hongroise n’ayant rien est plus attiré par le mode vie bourgeois que par le socialisme, mais aussi par les œuvres nationalistes.
Dans sa tendance fascisante, le nationalisme attire une partie de la classe ouvrière et des démunis, ceux qui sont exclus de la vie des élites. C’est dans ce courant que se situent également les écrivains et ethnologues populistes allés à la rencontre du monde paysan, dénonçant les inégalités.
L’association du milieu du XXe siècle hongrois possède donc une identité multiple : d’une part intellectuelle, artistique et juive, d’autre part populaire, religieuse, traditionaliste et sociale. La multiplication des associations reflète les ramifications de ces deux tendances. Le relâchement du gouvernement Bethlen permet leur prolifération. Beaucoup sont contrôlées par l’Etat ou par l’Eglise, mais la majorité reste indépendante. Ainsi, si le milieu associatif reste le produit de clivages socio- politiques fondamentaux, il prouve cependant que la Hongrie est sur la voie d’une relative démocratisation.
« Le nationalisme est ainsi la première composante du fascisme, de sa psychologie, de son idéologie et de sa sociologie. (…) Tous les programmes fascistes affichent des velléités sociales, parlent le langage de l’égalité et de la justice sociale (…). »[8]

Le glissement vers un nationalisme de droite antisémite se renforce dès le gouvernement Gömbös de 1932, qui tente de fédérer les populistes et le milieu ouvrier au sein du « parti de l’unité nationaliste », en pratiquant une politique progressiste socialement, conservatrice politiquement. Puis, sous le gouvernement Darànyi, l’antisémitisme d’Etat est adopté par la promulgation de la première loi antijuive en mai 1938. Deux autres lois seront votées en 1939 et 1941. Juifs et capitalistes sont les mêmes ennemis du nationalisme de droite, soucieux de rallier les masses à l’unité nationale en déclarant lutter contre les injustices et les inégalités.
C’est pourquoi le régime de Horthy continue à financer bon nombre d’organisations sociales de droite et d’associations religieuses. Les organisations patriotiques et paramilitaires sont également encouragées.

Parallèlement à l’interdiction des syndicats et à la répression des courants sociaux-démocrates et communistes, les mouvements purement fascistes s’organisent en plusieurs partis, devenant une force politique particulièrement significative. Si le pluralisme politique et son relais médiatique ne sont pas supprimés, ils sont fortement entravés par la censure et les lois racistes.
Pourtant, le parti au pouvoir est distinct des forces fascistes radicales qui séviront en 1944 : le parti traditionnel radicalisé à droite utilise certes les fascistes pour maintenir son emprise, mais il fait un pas en arrière lorsque la menace est trop pressante et que toutes les libertés sont menacées.
Ainsi, les associations continuent à proliférer sous le régime conservateur à une vitesse importante : en 1937, on compte 16 747 associations soit une pour 537 habitants. En premier viennent les cercles et clubs (cercles catholiques, clubs, casinos, cercles de démocrates, bourgeois, artisans, cercles de lecture …), ensuite les associations de défense d’intérêts (syndicats et associations professionnelles).
Les associations semblent donc démontrer qu’une société bourgeoise prolifère à côté d’un socialisme ouvrier et agraire. De fait, sous le régime Horthy, ce sont dans les casinos et les clubs que se réunissent les nobles et la haute bourgeoisie chrétienne pour décider du sort des gouvernements. Les associations profitent certes d’un essor, mais leurs activités sont le reflet d’une société partagée entre un pouvoir aux mains d’élites archaïques et une masse populaire qui lutte pour ses droits. D’ailleurs, les syndicats sont rapidement interdits.
« Derrière l’apparence d’une vie sociale florissante, voire exubérante, se trouve en fait un système politique plus autoritaire que celui de la monarchie de François-Joseph. »[9]

Le nationalisme hongrois et une certaine tentation de rallier un modèle libéral occidental poussent Horthy à s’opposer à Hitler, mais l’entrée des troupes allemandes à Budapest en 1944 engendre l’avènement de l’extrême- droite, que le parti traditionnel avait contribué à rapprocher du pouvoir. Après les spoliations, les épurations et les condamnations pour « souillure de la race », les gendarmes hongrois aident Eichmann à réunir les Juifs dans les ghettos avant de les envoyer à Auschwitz-Birkenau. Ils sont ensuite relayés par les Croix-Fléchées de Szàlasi, qui instaure la terreur : les patriotes, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont exécutés ; les Juifs subissent la torture, la famine et les massacres, le Danube étant transformé en un fleuve de sang. D’après les chiffres de Miklos Molnàr, environ 80% de la population juive de Budapest aurait péri durant la guerre.

Après la défaite du courant nationaliste radicalisé en courant fasciste, la Hongrie bascule dans la sphère d’influence communiste.
[1] René Rémond, op.cit. Page 176.
[2] René Rémond, op. cit. Page 184.
[3] René Rémond, op.cit. Page 190.
[4] Miklos Molnàr, op.cit. Page 224.
[5] Miklos Molnar, op. cit. Page 218.
[6] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit Page 344.
[7] Miklos Molnàr, Histoire de la Hongrie, op. cit. Page 353.
[8] René Rémond, tome 3 « Le XXe siècle, de 1914 à nos jours » in Introduction à l’histoire de notre temps, op. cit. Page 113.
[9] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 49.

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