jeudi 4 octobre 2007

Sous le communisme en Hongrie : gel et dégel

Suite à l’écrasement de la révolution de 1956, c’est en premier lieu la liberté d’action qui est touchée par la suppression des conseils révolutionnaires. Ensuite, la liberté de pensée fut impitoyablement condamnée par la persécution des intellectuels. Cependant, des concessions furent accordées dans le domaine économique : le régime soviétique a alors compris que la satisfaction de besoins de base pourraient un temps faire taire d’autres revendications. Si des assouplissements sont apportés sur le plan judiciaire, administratif et économique, le contrôle étatique et policier reste intangible dans un premier temps. La grande réforme économique hongroise de 1968, appelée « nouveau mécanisme économique » introduit une coopération fondée sur la libéralisation du marché.
La réforme touche premièrement le monde rural, en baisse constante : l’alliance du collectif et du privé permet en effet d’instaurer une forme de compétitivité fondée sur la compétence et non sur le lieu de naissance ou l’origine sociale. C’est la première fois dans l’histoire hongroise que les paysans ont la possibilité de s’enrichir. Deuxièmement, les activités assimilées au secteur privé – commerce, artisanat et petites entreprises – bénéficient également de cet élan. L’imbrication entre collectif et privé apporte une très forte dynamique à l’ensemble de l’économie. Attirée par l’augmentation des revenus, la population cumule les heures de travail pour pouvoir s’enrichir en profitant des deux secteurs. Plusieurs écrivains, majoritairement populistes, dénoncent ce nouvel asservissement qui délite encore une fois la cohésion sociale et dénigre la culture et l’instruction : le pays se construit sur l’intérêt à défaut de se construire sur la démocratisation.

Pourtant, la libéralisation économique apporte également une libéralisation sociétale : la liberté d’opinion s’affirme en public, véhiculée par les journaux. La pratique religieuse cesse d’être condamnée. Enfin, la Hongrie s’ouvre au monde : les maisons d’éditions étatiques éditent les traductions d’auteurs étrangers auparavant interdits ; les voyages à l’étranger sont facilités.

Cependant, si la libéralisation permet la formation d’une classe moyenne importante, englobant les intellectuels, les entrepreneurs, les techniciens, les paysans et une partie d’ouvriers, les inégalités sociales refont surface, de manière d’autant plus criante qu’elles se fondent sur les combines et la corruption. Une nouvelle cassure sociale apparaît ainsi entre nouveaux riches et pauvres exclus du système. Si le pouvoir soviétique a accordé d’importantes concessions en matière de liberté économique et privée, elle ne permet pas à la population d’accéder au pouvoir politique.

Pourtant, le pouvoir soviétique a échoué dans sa volonté de cloisonnement et d’atomisation de la société : par la libéralisation économique, elle recrée l’une des bases de l’association : la défense des intérêts. Dans une démarche utilitariste, la population fait l’objet de regroupements informels fondés sur le clientélisme, où la frontière entre l’économique et le politique s’estompe.

« C’est donc sur un terrain accidenté, tantôt dans des cadres légaux tantôt comme « rivière souterraine », et toujours en lignes de forces entrecroisées que s’est développée une société civile laissant derrière elle l’encadrement social vertical comme une coquille vide. »[1]

La libéralisation économique engendre une diversification de la société par regroupements utilitaristes, mais aussi un éclatement du pouvoir politique se voulant le reflet des changements sociaux. « Il y a une sorte d’osmose entre d’un côté la classe politique et surtout les communistes sans grade et, de l’autre, la société civile. »[2] Dans le prolongement de l’évolution sociale, le fossé entre les communistes conservateurs et réformistes s’élargit : le retour de la pensée utilitariste, fondée sur la défense des intérêts, conduit le parti lui-même à se fissurer.
« La banalisation du parti allait de pair avec la banalisation de l’idéologie dans un temps, déjà ancien, quand l’idéologie s’est transformée en vulgate utilitaire, véhiculée par la langue de bois. Dans un second temps, (…), elle se dégrade et se meurt. Et avec elle se dissipe, conjointement, tout un outillage millénariste, messianique, prométhéen. »[3]

Durant les années 1980, la crise économique et politique de l’Etat communiste a donc des impacts sur toute la sphère économique, sociale et politique : la frontière entre le public et le privé, entre le politique et l’économique devient friable.
Fondée initialement sur des regroupements utilitaristes, l’essor associatif s’affirme peu à peu, et en premier lieu autour de l’identité nationale. En effet, la défense des minorités hongroises dans les pays limitrophes constitue la préoccupation première de la population : « la société civile s’est substituée dans ce domaine à l’Etat ».[4] Les revendications portant sur la récupération des territoires magyars fédèrent encore une fois le peuple hongrois, qui s’unit au sein de manifestations de protestation dès les années 1970. A partir de la fin des années 1980, le sort des minorités hongroises constitue le débat principal dans les médias, les livres, les manifestations, contraignant le pouvoir à formuler des protestations auprès du pouvoir roumain.

Deuxièmement, les associations s’organisent pour défendre les intérêts d’une région ou d’un groupe. Ainsi, des corporations se recréent autour du pouvoir d’un chef ou d’un groupe influent sur un modèle féodal. Alimentés par la corruption, ils sont des intermédiaires entre le pouvoir politique et leur sphère d’influence, agissant en véritables groupes de pression.

En marge de ces deux orientations, un milieu associatif diversifié apparaît, majoritairement soumis au pouvoir de l’Etat ou à celui des patrons. Cependant, selon les propos de Miklos Molnàr, plusieurs milliers d’associations bénéficieraient à ce stade d’une « autonomie politique, financière et idéologique indiscutable. »[5]
Pourtant, l’Etat interfère directement via l’administration ou indirectement via ses organisations dans la vie de l’association : si le ministère de l’Intérieur se borne à surveiller les statuts et le fonctionnement, c’est l’Etat qui crée toute nouvelle association et transforme les anciennes.
Cependant, progressivement, le milieu associatif a cherché à se libérer de la tutelle étatique en nommant de nouveaux dirigeants, en critiquant de plus en plus ouvertement l’autoritarisme, en organisant des conférences et des programmes en marge de la sphère officielle, relayés par les médias. Ce mouvement de libéralisation de la vie privée se situe dans le prolongement du dégel des années Kàdàr : il fait suite à la libéralisation économique et au retour de l’initiative privée. A partir des années 1988-1989, le mouvement atteint une ampleur significative.
« (…) le mouvement déborde, cette fois-ci, le cadre de la société civile dans l’acception étroite du terme. Il revendique maintenant non seulement quelques espaces, mais pratiquement tout le terrain, il revendique … la liberté. (…) les associations se multiplient et occupent le centre et de l’espace social et de l’espace politique.»[6]

Ainsi, certaines organisations qui commencèrent en tant que groupes environnementaux ou d’alternatives scientifiques ou encore des associations professionnelles créèrent la base d’un mouvement non-officiel, plus tard d’opposition. Les groupements clandestins puis les associations crées à la fin des années 1980 se multiplient notamment dans le domaine religieux, culturel, écologique, dans la représentation d’intérêts, dans le « débat public » et enfin, dans le domaine politique.

Les associations religieuses témoignent d’une diversification importante des cultes et des croyances, tels que les Témoins de Jehova, les Baptistes, les Advantistes, les Méthodistes ou encore les Nazaréens.
Les associations culturelles restent, elles, dans le giron des organisations officielles : Jeunes communistes et Front Patriotique Populaire. Parallèlement, de nombreux clubs de discussion et de lectures auparavant interdits se reforment et poursuivent une activité de plus en plus libre, notamment au sein des universités mais aussi de l’enseignement secondaire. Parallèlement aux foyers culturels officiels se développent des foyers locaux financés collectivement.
Si les associations sportives et de loisirs sont les plus importantes, elles restent cependant soumises au pouvoir de l’Etat.
Enfin, c’est au sein du Front Patriotique Populaire que se développent les mouvements écologiques, qui se cristallisent autour de la lutte contre la construction des barrages sur le Danube.

Le milieu associatif renaissant est donc divisé en plusieurs tendances : il comprend d’une part des regroupements de particuliers soucieux de défendre leurs intérêts, d’autre part des associations nées au sein d’organisations officielles qui jouent le rôle d’intermédiaire entre les citoyens et le pouvoir politique. C’est de ces dernières que naissent les futurs partis politiques. Enfin, il faut signaler que les médias jouèrent un rôle important dans la libéralisation du pays, donnant la parole à des intellectuels exprimant de plus en plus ouvertement leur opinion.

Les institutions de la « société civile » regagnent progressivement leurs droits. La première étape de ce processus eut lieu en 1987, quand le Code civil hongrois réintégra le statut des fondations. C’est alors que Georges Soros s’installe en Hongrie. D’après Eva Kuti, ce pas en avant serait dû à l’aveu de défaillance fait par l’Etat quant à la satisfaction de besoins sociaux. Faisant fonctionner un système à deux vitesses avant tout favorable à la nomenklatura, il aurait délaissé des pans entiers de la population hongroise. C’est pour permettre aux fondations de prendre soin de ces derniers que l’Etat aurait relâché son contrôle.

En janvier 1989, la Hongrie va plus loin puisque l’Assemblée nationale vote une loi sur la liberté d’association. En un an, la réglementation sur le fonctionnement et la gestion économique des partis fut mise en place, parallèlement au vote des lois sur la liberté religieuse et des institutions religieuses. Le résultat de cette nouvelle situation juridique ainsi que la mise en place d’un nouveau système d’impôts qui permit la constitution de ressources financières, fut l’essor des « organisations à but non lucratif » (nonprofit organisations) ainsi que l’affirmation de leur rôle social et de leur poids économique.

Ainsi, la révolution de 1956 a eu un effet inattendu : la libéralisation du pays sur des bases économiques et utilitaristes. La défense des intérêts est à la base du dégel, rendant les frontières floues entre l’Etat et la population, entre le politique et l’économique, entre le public et le privé.


Il nous semblait ici important de décrire cette évolution, dont l’interprétation historique est à la base de désaccords contemporains fondamentaux. En effet, comme nous avons pu le remarquer dans les citations ci- avant, un historien d’origine hongroise comme Miklos Molnàr emploie constamment le terme « société civile » pour qualifier une population informelle, qui voudrait accéder à la liberté contre un Etat oppresseur, notamment par l’intermédiaire des associations.
Si la dimension totalitaire du pouvoir soviétique jusqu’au dégel ne fait aucun doute, on peut toutefois se demander si la chute du régime soviétique est due en premier lieu à cette lutte de la « société civile » ou bien à la dégénérescence du pouvoir soviétique, miné par le clientélisme et la corruption tout autant que la société elle-même. En effet, la frontière entre pouvoir politique et société nous semble moins évidente qu’il n’y paraît. Si l’on considère le milieu associatif, nous avons pu constater qu’il contient plusieurs tendances. La majeure partie des associations agissant dans le cadre communautaire – associations sportives, culturelles, artistiques, sociales, écologiques – sont entièrement assujetties à l’Etat, que ce soit directement ou indirectement en évoluant au sein d’organisations. D’autres associations ont pour but de défendre les intérêts de groupes véhiculés par le clientélisme lié à l’Etat d’une part, par le corporatisme d’origine féodale d’autre part.
On compte par ailleurs des associations religieuses et enfin, des associations que nous nommons « nationalistes » dans le sens où elles défendent les minorités magyares et l’identité nationale.
La dichotomie « société civile » / Etat nous semble donc relativement artificielle. Or, celle-ci est à la base des considérations actuelles sur le milieu associatif, que ce soit en France ou en Hongrie.
[1] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 214.
[2] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 279.
[3] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 288.
[4] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 308.
[5] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 314.
[6] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 315.

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