jeudi 4 octobre 2007

Sous le communisme en Hongrie : fonder une nouvelle société

Premièrement, la réforme agraire de 1945 permet de supprimer le pouvoir des grands propriétaires fonciers et de transférer les terres aux paysans. Ces derniers sortent victorieux des uniques élections libres organisées en novembre 1945 : le parti des petits propriétaires remporte alors 57% des voix, les communistes seulement 17. Après des siècles d’oppression, la liberté républicaine est un espoir formidable de mettre enfin fin à l’archaïsme du pays.

Deuxièmement, persécutés et massacrés sous le régime de Horthy, les Juifs ayant survécu aux camps considèrent plus que quiconque les Soviétiques comme des libérateurs. Sans véritables assises sociales malgré leur succès en tant que force d’opposition durant la guerre, les communistes doivent créer une nouvelle société de toutes pièces. Ils commencent donc par s’appuyer sur la petite bourgeoisie social- démocrate, majoritairement juive, opprimée par le courant nationaliste, et qui avait accédé de manière éphémère au pouvoir avec les communistes sous la République des Conseils de 133 jours.

Troisièmement, la démocratisation de l’instruction publique et de la culture mettent enfin la « haute culture » au service du peuple, l’éducation populaire permettant de former des cadres issus du monde paysan. Si ce mouvement d’éducation populaire est fermé dès 1948, il restera un mouvement démocratique en arrière-plan des réformes de 1956 et des années 1970.

Enfin, la vitalité du milieu associatif reprend, à l’exception des clubs et casinos des magnats élitistes. Cependant, c’est sur la logique de parti que s’appuient les communistes et non sur des cercles démocratiques et autonomes fédérant les bases populaires. Le communisme ne vient pas d’en bas mais d’en haut : il ne cherche pas à gagner une légitimité, il l’impose. D’autant plus qu’il manque de bases importantes et établies depuis longtemps.

Imposer cette légitimité suppose la destruction des voix discordantes. Et c’est peut-être en cela que le pouvoir mis en place a été le plus novateur. En effet, nous avons constaté que les associations sont de deux ordres : les unes visent à défendre les intérêts d’un groupe ou d’une classe, les autres à réformer la société dans une démarche communautaire, d’après une « vue d’ensemble » intellectuelle initiée par les sociologues. La force du pouvoir soviétique a été de porter atteinte à la structure même de la société : en l’absence de repères, en l’absence de clivages sociaux fondant les revendications du passé, les voix discordantes ne peuvent plus se fonder sur la défense d’intérêts spécifiques : c’est l’association utilitaire qui est visée en premier.
« C’est justement parce que le noyau utilitariste des idéologies allait de soi que la conduite anti-utilitariste des régimes totalitaires, leur indifférence complète à l’intérêt des masses, a constitué un tel choc. »[1]

Nous touchons ici au cœur de notre sujet : avant la démarche sociale initiée par une poignée de sociologues dépourvus d’assises politiques, le type d’association engendré par le système libéral était majoritairement d’ordre utilitaire. Autrement dit, chaque classe cherchait à défendre avant tout ses intérêts, sans vouloir réformer la société dans son ensemble pour le bien de tous et contre les inégalités. Dans une société dirigée par une élite, celle-ci a intérêt à maintenir les clivages sociaux pour garder le pouvoir. Le seul moment, dans l’histoire hongroise, où il a été question du bien commun a été la révolution de 1848 … et encore : la noblesse avait alors tout intérêt à investir le mouvement nationaliste et à fédérer autour de cette base idéologique le pays tout entier, afin de pouvoir maintenir son pouvoir. Grâce au suffrage censitaire et à l’ancrage de la mentalité féodale, elle parviendra à le maintenir encore longtemps. Ainsi, la destruction des bases sociales par le régime soviétique a été facilitée par l’ancrage utilitariste des associations, notamment les clubs et les casinos, dont le pouvoir s’exerçait directement sur les gouvernements jusqu’en 1945.

Ainsi, un des buts fondamentaux du pouvoir soviétique est de détruire les fondements de l’ancienne société. Après avoir mis fin aux derniers liens féodaux économiques et culturels entre noblesse terrienne et paysannerie, en transférant les latifundias aux paysans, le pouvoir soviétique les asservit à son tour en introduisant la collectivisation forcée et l’industrialisation, le parti des petits propriétaires étant démantelé. Parallèlement, la nouvelle classe populaire formée par l’instruction publique et la classe petite -bourgeoise accèdent aux sphères du pouvoir.
Le bouleversement des structures sociales est accompagné d’une série d’épurations engendrant une atomisation complète de la société : il ne subsiste que l’individu contraint par la peur, méfiant à l’égard de ses voisins potentiellement dénonciateurs.
Dans une société où chacun a peur de l’autre ne survit aucun lien, si ce n’est la cellule familiale, détruite à son tour par les arrestations et les internements d’une part, l’enrôlement dans des associations officielles d’autre part. Au sein des Jeunesses communistes, l’enfant doit admirer Staline et le parti avant son propre père. La série d’épurations menée par la dictature fait dire à Miklos Molnàr :
« On peut se demander si l’on s’est vraiment rendu compte du fait que la répression en apparence aveugle, insensée, opérée sans discrimination avait un but, à savoir précisément la destruction de la société civile ? »[2]

Selon le même auteur, durant le régime stalinien de Ràkosi, 2 millions de personnes sur 9 font l’objet de dénonciation, dont 1 300 000 de poursuite pénale et un nombre inconnu d’internements. Un tiers des familles aurait compté un membre condamné.
La Terreur rouge a donc pour effet d’instaurer la peur et le déracinement des personnes soupçonnées ou condamnées, dont l’insertion sociale devient problématique. C’est bien la suppression des liens sociaux qui est visée.
En reprenant la formidable analyse faite par Hannah Arendt, on peut affirmer que le pouvoir soviétique devient pleinement un pouvoir totalitaire lorsqu’il s’appuie sur les masses. Or, en supprimant tout lien social, c’est ce qu’il vise effectivement à accomplir.
« Les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d’individus atomisés et isolés. (…) On ne peut attendre une telle loyauté que de l’être humain complètement isolé qui, sans autres liens sociaux avec la famille, les amis, les camarades ou de simples connaissances, ne tire le sentiment de posséder une place dans le monde que de son appartenance à un mouvement, à un parti. La loyauté totale n’est possible que lorsque la fidélité est vidée de tout contenu concret duquel pourraient naturellement naître certains revirements. »[3]

Il est ici intéressant de constater que le pouvoir soviétique ne supprime pas totalement les associations : il les reprend à son compte. En effet, l’association a alors pour but d’encadrer les individus « dans chaque sphère de sa vie ». Ainsi, le système totalitaire se construit dans un premier temps sur une double façade protectrice pour les membres dirigeants, acceptable pour ceux qui y sont extérieurs. Le maintien du milieu associatif permet d’asseoir le pouvoir sur des apparences démocratiques, que ce soit pour la population sous sa coupe ou pour les puissances étrangères. C’est pourquoi l’illusion a duré si longtemps auprès des intellectuels occidentaux et notamment français.

Pourtant, les cercles associatifs sont entièrement soumis au contrôle de l’Etat, que ce soit les organisations professionnelles, syndicales, culturelles et artistiques, sportives, etc. Les fondations sont interdites. Aucun espace n’est délaissé : le pouvoir soviétique fonde et gère une nouvelle société civile. Des associations militantes sont remplacées par des organisations de masse gérées d’en haut et contrôlées centralement. La dimension « volontaire » de l’association démocratique prend ici tout son sens. Mais à la lumière de l’histoire des pays satellites, une autre question se pose : dans quelle mesure l’Etat doit-il intervenir dans une association ? L’importance des financements publics et des contrôles divers et variés ne risquent-ils pas de porter atteinte à la liberté de l’association ?

Dans le système soviétique, pouvoir politique et nouvelle société sont les réalités d’un tout indissociable.
« La séparation étanche entre l’Etat et la société civile est une abstraction philosophique tellement l’interférence des deux sphères est une réalité permanente dans les deux directions : la société civile s’efforçant de façonner les institutions qui la gouvernent et les pouvoirs publics s’étendant dans des domaines innombrables de la vie de la société.»[4]

Par l’intermédiaire d’un encadrement total, elle forge une société où chacun est à une place spécifique mais aussi où chacun bénéficie d’avantages auparavant dévolus aux élites : l’instruction, la culture, les arts, les congés, le sport et autres divertissements.
Les associations ont été ainsi les fers de lance d’une égalité forcée.

Cette démarche communautaire a été entièrement reprise par le pouvoir : l’utopie de réforme sociale intégrale a été revendiquée par l’idéologie communiste. Et c’est pourquoi elle a gardé tant de force et de défenseurs, autant parmi ses dirigeants que parmi les intellectuels occidentaux, qui ne voulaient voir que le visage positif de ce qui a été un totalitarisme. Cependant, c’est sur ce plan que le pouvoir soviétique a échoué : il a négligé la force de ce petit groupe de sociologues, rejoint par des historiens, des écrivains, des journalistes et des artistes, qui formèrent l’intelligentsia à la base de la révolution de 1956. Dans un contexte de peur et de méfiance générale, où la société est réduite à l’individu isolé et traqué, l’intelligentsia joue un rôle capital de contre-pouvoir clandestin. C’est elle qui soutient le réformiste Imre Nagy dès 1953, par l’intermédiaire du journal de l’Association des écrivains, Irodalmi Ujsàg (Gazette littéraire) et le journal officiel du parti, Szabad Nép (Peuple libre). C’est au sein de l’intelligentsia communiste que se propage la rébellion par l’intermédiaire des hautes écoles, des instituts de recherche scientifique, des maisons d’édition, des théâtres. Les associations officielles représentant les journalistes, les artistes et les écrivains en sont les fers de lance. De même, après la chute de Nagy des arcanes du parti en avril 1955, c’est un groupe formé au sein même des Jeunesses communistes en mars 1955, le Cercle Petöfi, qui continuera à le défendre jusqu’à ce que la répression s’abatte sur eux. Par ailleurs, c’est encore une fois le nationalisme qui va leur permettre de fédérer la révolution de 1956.
« Ce réveil de la société avait toutefois été au départ, plutôt un sursaut et ensuite une révolte des élites. Certes l’opinion publique de la majorité silencieuse souhaitait le succès de Nagy, mais le conflit ouvert s’est déroulé dans le vase clos de l’intelligentsia. Hormis un tout petit groupe au sein de l’élite politique, c’était essentiellement les écrivains, les artistes, les enseignants qui avaient appuyé la politique réformiste et qui menaient le combat contre les dirigeants staliniens et leur puissant appareil. Toujours est-il que derrière le combat d’avant-garde des intellectuels, toute la société civile s’est redressée pour partir à l’assaut, le moment venu, contre les bastions du totalitarisme. »[5]
[1] Hannah Arendt« Le totalitarisme » in Les origines du totalitarisme, coll. « Quarto », Gallimard, 2002, Paris. Page 665.
[2] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 116.
[3] Hannah Arendt, op. cit. Page 634.
[4] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 124.
[5] Miklos Molnàr, La démocratie se lève à l’Est, op. cit. Page 165.

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