jeudi 4 octobre 2007

"Les Trois Europes" : société d'ordres et société de classes

a) Etat et bourgeoisie : les moteurs de la transformation sociale
C’est en 1526 que les Ottomans envahissent la Hongrie après la défaite de Mohàcs. Le pays est alors divisé en trois parties : à l’ouest, le royaume de Hongrie sous la domination des Habsbourg, au centre le territoire occupé par les Ottomans et à l’est la Transylvanie. Sur ces terres divisées, ce n’est ni le pouvoir royal affaibli ni l’Eglise catholique amoindrie par la propagation de la Réforme et la dilapidation de ses biens qui assurent le pouvoir mais la noblesse.
Si le territoire hongrois sous occupation ottomane a subi de très nombreux pillages et rapts, faisant de la Grande Plaine (puszta) une terre brûlée, les Ottomans ont cependant veillé à instaurer un équilibre entre l’exploitation maximale des terres à leur profit et une souplesse relative. Comme le décrit Miklos Molnàr, les seigneurs hongrois gardent une main mise sur les paysans, soumis au « condominium », une double imposition turque et hongroise. L’Etat et l’Eglise prélèvent également leur part, faisant du paysan la misera plebs contribuens. Par ailleurs, l’extension des pâturages pour le développement de l’élevage au détriment de l’agriculture et l’abandon des villages a engendré la croissance de quelques bourgs et bourgades, mais sans permettre un développement des villes. « La frontière de la civilisation a reculé. »[1]
Concernant le territoire royal, la Hongrie reste en possession de la Sainte Couronne : l’administration viennoise n’y est pas imposée. La noblesse hongroise reste ainsi indépendante tout en se montrant loyale envers le monarque.

Ainsi, ce sont des « états nobiliaires » qui assurent la suprématie sociale et politique en Hongrie. Auparavant dépendants du pouvoir économique de la grande seigneurie, les magnats, les nobles asservissent totalement la paysannerie, creusant le fossé entre serfs (jobbàgy) et « nation nobiliaire ».
« En l’absence d’argent et de possibilité pour les propriétaires de salarier une main-d’œuvre, ils sont obligés de l’asservir. (…) Le servage est une nécessité, tant qu’il n’y a pas encore une économie monétaire comportant circulation et échanges. »[2]

Par ailleurs, à l’ancienne noblesse désargentée vient s’ajouter un nombre élevé de simples soldats ou paysans anoblis pour services rendus, poussant à l’hypertrophie de l’ordre : les nobles représentent en Pologne et en Hongrie 4 à 5 % de la population, jusqu’à 8 % en Transylvanie. Ils détiennent le pouvoir via les comitats, les entités territoriales traditionnelles. C’est ainsi un pouvoir politique indépendant et décentralisé qui s’affirme contre la royauté, aux mains étrangères, défendant une identité nationale durant plusieurs siècles.
« Il y a ainsi dans le rôle historique de la noblesse dominante une dualité irréductible : en défendant ses privilèges, cette noblesse porte en même temps sur ses épaules l’identité et le droit hongrois. (…) Les classes dominantes et leurs institutions particulières garderont toutefois jusqu’au XIXe siècle cette constante : elles préservent la nation et en même temps entravent le progrès. »[3]

Il nous semble important de décrire cet état de fait à la lumière de la situation française. En effet, le secteur non lucratif est à cette époque essentiellement tourné vers l’aide sociale, la protection des artisans au sein des corporations puis vers les sociétés savantes et artistiques. En l’absence d’Etat et d’Eglise, l’aide sociale survit difficilement grâce à quelques fondations. Par ailleurs, en l’absence de bourgeoisie, les villes ne se développent pas suffisamment pour accueillir des corporations actives ni pour permettre l’essor des sociétés savantes.
Tout au contraire, en France, c’est l’Etat et la bourgeoisie qui permettront l’essor des associations. Bien plus, la philosophie des Lumières engendre une réflexion essentielle sur la place de l’individu au sein de la cité et sur l’importance de ces « corps intermédiaires » qui seront interdits après la Révolution française.

A cette époque, la France est également, dans une certaine mesure, une société figée.
Sur une population globale de 26 ou 27 millions d’habitants en 1789, plus de 20 millions vivent à la campagne[4]. Cependant, un mouvement d’émancipation permet progressivement à la paysannerie de s’affranchir du servage, notamment en s’acquittant des droits en argent et non plus en nature. Mais si les paysans bénéficient d’une autonomie relative vis-à-vis du seigneur, ils restent très fortement soumis aux coutumes et au sentiment collectif, ce que René Rémond nomme les « contraintes horizontales ».

Par ailleurs, la société de l’Ancien Régime est régie par les ordres et les privilèges. L’ordre est un statut juridique figé, comportant droits et devoirs. Il n’y a pas de règle commune à l’ensemble de la population : ce sont les exceptions, autrement dit les « privilèges » propres à chaque ordre qui régissent la société. Ces derniers entérinent les inégalités, considérées comme légitimes. Les différentes fonctions sociales, présentes dans toute organisation sociétale, sont figées par les lois. Ainsi, le rôle traditionnel de la noblesse est de défendre les terres : c’est pourquoi il lui est interdit de travailler. Enfreindre cette loi donne lieu à des sanctions.

Cependant, le renforcement du pouvoir étatique conduit à une centralisation administrative ôtant à la noblesse ses prérogatives féodales.
Comme le décrit Norbert Elias, l’Etat a préféré dès le XIIe siècle mettre à son service des conseillers puis des fonctionnaires issus du peuple plutôt que de dépendre de seigneurs menaçants :
« (…) les bourgeois parvenus au rang de serviteurs du seigneur central risquent bien moins de se transformer un jour en concurrents que les guerriers auxquels les maîtres étaient bien obligés de faire appel. »[5]

La spécificité française réside donc dans le fait que le pouvoir central et la bourgeoisie se sont alliés pour assurer progressivement un monopole : c’est la bourgeoisie qui profite en premier lieu du monopole étatique, puisque c’est lui qui assure par la contrainte son accès au pouvoir :
« La lutte que cette couche a entreprise contre les princes et dont elle sortira victorieuse ne vise pas à la destruction du monopole de domination. (…)Le maintien d’un monopole fiscal et d’un monopole militaire-policier est au contraire le fondement même de leur existence sociale ; le maintien de ces monopoles leur permet de mener la lutte pour la conquête de chances économiques déterminées par le seul moyen de la force économique. (…) En d’autres termes, la centralisation et la monopolisation rendent possible une utilisation planifiée de chances qui, naguère, étaient à la seule portée de ceux qui pouvaient s’en emparer par la violence militaire ou économique.»[6]

C’est l’accession au pouvoir de la classe bourgeoise qui va conduire l’ordre nobiliaire à s’affaiblir drastiquement. L’Etat de l’Ancien Régime a très bien su appliquer la doctrine « diviser pour régner » : il accorda des privilèges à la bourgeoisie montante pour affaiblir la noblesse, mais dès lors que la première assoit un pouvoir important, il accorde à une noblesse terrienne appauvrie le privilège de constituer exclusivement sa Cour, suite à la revendication qui lui est faite en 1627.
Ainsi, la dissolution de la société d’ordres au profit d’une société de classes ne se fait pas sans heurts : ses soubresauts semblent même être entretenus par la monarchie absolue. L’ascension sociale de la bourgeoisie est fortement freinée par les Parlements, l’armée et le haut clergé dans les trente dernières années de l’Ancien Régime. De même, le pouvoir politique se ferme à la bourgeoisie, monopolisée par la noblesse, tout autant honorée qu’asservie à la Cour du Roi. La noblesse cherche à rétablir ses revenus en réinstaurant certains droits sur les paysans, mettant un coup d’arrêt brutal au mouvement d’émancipation et à l’accès à la propriété. C’est cette réaction nobiliaire et seigneuriale, cette crispation de la noblesse dans cette société d’ordres devenue anachronique qui engendrera la Révolution française.
« Il est certain que l’institution historique de la royauté parvient à sa plus grande puissance sociale dans cette phase de l’histoire de la société dans laquelle une noblesse en décadence rivalise dans bien des domaines avec la bourgeoisie montante, sans que l’un ou l’autre groupe soit capable d’évincer complètement le groupe adverse. »[7]

Par ailleurs, si grâce l’ouverture maritime et à l’essor du négoce la bourgeoisie marchande a pu acquérir un pouvoir important, en France, c’est une bourgeoisie intellectuelle et d’administration qui domine, plus soucieuse d’imiter le mode de vie de la noblesse en rachetant des terres et des charges, que d’assumer un rôle moteur comme en Angleterre. C’est pourquoi l’Etat prend en charge l’initiative et assure un dirigisme économique en implantant le colbertisme, assumant un rôle de plus en plus important et un pouvoir progressivement absolu.

Ainsi, la France porte en elle les germes d’une société de classes fondée sur l’activité professionnelle et le revenu, qui vient se superposer à une société d’ordres de plus en plus anachronique et entretenue par la monarchie absolue.
« L’argent, l’artisanat, le commerce tiennent dans la nouvelle société un rôle plus important que dans la société ancienne ; les groupes spécialisés dans ces activités, la bourgeoisie, ont maintenant un poids social spécifique (…). »[8]

Essor de la bourgeoisie et expansion étatique sont donc étroitement liés.
Or, si l’argent et le travail assurent le pouvoir économique, c’est l’association qui permet à cette classe ascendante d’asseoir un pouvoir social durable, sans être inquiété par l’Etat.
Sous l’égide de l’Eglise et des artisans, l’association poursuit des buts sociaux et professionnels. Sous l’influence de la bourgeoisie, l’association devient un outil de défense d’intérêts de classe mais aussi de valeurs spécifiques : les bourgeois se retrouvent au sein de cercles privés pour débattre et pour confirmer les principes qu’ils partagent. La bourgeoisie donne à l’association un nouveau visage : essor de la bourgeoisie et de l’association sont indissociables. Bien plus, c’est l’aspect protecteur de l’Etat qui a permis ce double essor.

Rien de tel en Hongrie : la division sociale entre classe nobiliaire et classe paysanne asservie d’une part, la faiblesse du pouvoir royal d’autre part, ont freiné le processus d’embourgeoisement propre au développement capitaliste, et ce d’autant plus que la faible bourgeoisie existante est d’origine étrangère, majoritairement allemande. Accusant un retard marchand et manufacturier criant, la Hongrie exporte en revanche massivement ses produits alimentaires, permettant le développement de quelques bourgades, telles que Debrecen. Mais le développement nettement insuffisant des villes est le reflet d’un pays n’ayant pas pu intégrer le mercantilisme.

« L’absence de bourgeoisie a des conséquences sur l’économie et sur le gouvernement de l’Europe orientale. L’absence d’une classe disposant de capitaux et désireuse de les placer, instruite, cultivée, capable de prendre des initiatives, contraint l’Etat à s’y substituer. (…) Une politique économique d’initiative gouvernementale, avec intervention de l’Etat, est une des caractéristiques du despotisme éclairé, et ce n’est pas un hasard si la carte du despotisme éclairé se trouve coïncider avec celle des pays où la bourgeoisie est pratiquement inexistante. »[9]

Comme nous le verrons ci-après, le despotisme éclairé, s’il permet à la société hongroise de s’ouvrir dans une certaine mesure, n’aura pas les résultats escomptés.
Dès lors, les associations ne peuvent pas s’épanouir dans une société d’ordres : évolution sociale et association sont encore une fois liés.

b) L’association : une défense d’intérêts particuliers ?
Deux types d’association se dessinent durant l’Ancien Régime : les corporations et les sociétés savantes et artistiques liées à la diffusion des Lumières. Parallèlement, l’Etat prend en charge l’aide sociale.



Edith Archambault écrit :
« Au siècle des Lumières, la société civile est très vivante et on rencontre presque tous les types d’organisations sans but lucratif ; à côté des institutions charitables héritées des siècles passés, on voit apparaître des sociétés savantes, des cercles littéraires ou musicaux, des sociétés récréatives et des clubs d’affinités. En France comme dans le reste de l’Europe, la franc-maçonnerie est très active. D’autres associations politiques et philosophiques voient le jour au XVIIIe siècle et luttent contre l’esclavage et l’antisémitisme, et pour la tolérance religieuse et « l’habeas corpus ». Ancêtres des organisations civiques de défense des droits de l’homme, elles portent la marque de l’esprit pré-révolutionnaire par leur réflexion philosophique sur les droits et les devoirs réciproques de l’Etat et de l’individu résumés par le concept de contrat social, introduit par Rousseau. »[10]

Certes, cette période est marquée par une effervescence associative. Cependant, ces associations ne s’adressent pas à tout un chacun. Bien au contraire, l’association en tant que reflet d’un ordre social, reproduit les inégalités sans nécessairement lutter contre elles. Ainsi, cette « société civile » du XVIIIe siècle concerne la noblesse et la bourgeoisie, ainsi qu’une élite artisanale, mais certainement pas l’ensemble de la population française. De même, les philosophes des Lumières ne s’adressent pas au peuple et ils sont loin de défendre son accession au pouvoir, parce qu’ils n’ont pas à cette époque ce modèle sous les yeux. Il existe donc une « société civile » restreinte qui, à notre sens, est largement plus centrée sur la défense d’intérêts particuliers que sur une solidarité englobant l’ensemble des couches sociales. De même en Hongrie, comme nous le verrons ci-après, l’effervescence associative sera très largement initiée par la noblesse en l’absence de classe bourgeoise : loin de défendre l’égalité sociale et l’abolition du servage, la noblesse sera le fer de lance de la défense de la nation hongroise contre l’oppression habsbourgeoise.
On touche ici à une interrogation sur l’essence même de l’association, tout à fait pertinente à notre époque et dont nous avons dans notre première partie brossé les clivages : s’associer par intérêt ou par solidarité naturelle ?

Les corporations
Comme nous l’avons décrit plus haut, les corporations remontent au Moyen Âge, mais leurs statuts ont été majoritairement fixés par Colbert. Elles poursuivent leurs activités jusqu’à la Révolution, malgré la tentative d’interdiction de Turgot en 1776. Ces corporations sont « réglées » par les municipalités, ou bien « jurées », c’est-à-dire auto-gérées par les membres qui prêtent serment. Si théoriquement un compagnon peut accéder au statut de maître après la réalisation d’un chef-d’œuvre, dans les faits, la structure reste un instrument du conservatisme social.
C’est pourquoi se développent les compagnonnages : ces associations secrètes permettent aux compagnons de faire leur « tour de France » pour améliorer leurs techniques, mais aussi l’organisation de la lutte contre les maîtres en boycottant une boutique, ou même en faisant grève en quittant en bloc une ville. Cependant, les compagnonnages font aussi l’objet de luttes sanglantes et s’enferment à leur tour dans un caractère élitiste, formant une aristocratie ouvrière. La masse des salariés reste, elle, intégrée aux couches populaires, sans avoir les moyens de se défendre.

La philosophie des Lumières : une révolution de salon
De même, le courant des Lumières ne s’adresse pas à l’ensemble de la population française mais à une élite cultivée : les nobles et les bourgeois citadins.
Les œuvres majeures de Voltaire, Montesquieu, Rousseau ainsi que l’Encyclopédie, diffusées entre 1748 et 1772, sont débattues au sein de salons tenus par une grande dame de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie, ainsi que dans les clubs et les cafés.
Parmi les salons les plus en vue : le salon de Madame de Lambert (1710-1733), ouvert le mardi aux gens de lettres et le mercredi aux gens de qualité ; le salon de Madame de Tencin (1726-1749), qui se déclare « bureau de l’esprit » ; le salon de Mme du Deffand (1740-1780), qui admet les philosophes s’ils tiennent des propos réservés ; le salon de Madame Geoffrin (1749-1777) ouvert le lundi aux artistes et le mercredi aux écrivains et aux savants ; et enfin, le salon de Mademoiselle de Lespinasse (1762-1776) qui défend le sentiment dans la vie mondaine. Par ailleurs, des salons prérévolutionnaires se multiplient à la fin du siècle : ceux de Madame d’Epinay, Necker, Helvetius ou encore d’Hollbach.

Les clubs sont, eux, exclusivement réservés aux hommes. Le Marquis d’Argenson dans ses Mémoires décrit ainsi celui de l’Entresol :
« C’était une espèce de club à l’anglaise ou de société politique parfaitement libre, composée de gens qui aimaient à raisonner sur ce qui se passait … Cette société s’appelait l’Entresol, parce que le lieu où elle s’assemblait était un entresol dans lequel logeait l’abbé Alary. On y trouvait toutes sortes de commodités, bons sièges, bon feu en hiver, et en été des fenêtres ouvertes sur un joli jardin. On n’y dînait, ni on n’y soupait ; mais on y pouvait prendre du thé en hiver et en été de la limonade et de la liqueur fraîche. En tout temps on y trouvait des gazettes de France, de Hollande et même les papiers anglais. »

De même, Montesquieu, dans Les Lettres Persanes, décrit ainsi les cafés parisiens :
« Le café est très en usage à Paris : il y a un grand nombre de maisons publiques où on le distribue. Dans quelques-unes de ces maisons, on dit des nouvelles ; dans d’autres, on joue aux échecs. Il y en a une où on apprête le café de telle manière qu’il donne de l’esprit à ceux qui en prennent : au moins de tous ceux qui en sortent, il n’y a personne qui ne croie qu’il en a quatre fois plus que lorsqu’il y est entré. Mais ce qui me choque dans ces beaux esprits, c’est qu’ils ne se rendent pas utiles à leur patrie et qu’ils amusent leurs talents à des choses puériles. Par exemple, lorsque j’arrivai à Paris, je les trouvai échauffés sur une dispute la plus mince qui se puisse imaginer : il s’agissait de la réputation d’un vieux poètes grec dont, depuis deux mille ans, on ignore la patrie, aussi bien que le temps de sa mort. Les deux parties avouaient que c’était un poète excellent : il n’était pas question que de plus ou moins de mérite qu’il fallait lui attribuer. »

Enfin, d’après Daniel Roche[11], 15 % des loges maçonniques sont composées de la noblesse, 29% de la bourgeoisie négociante, 27% de la bourgeoisie judiciaire et administrative, 10% d’enseignants et de bourgeois divers, 10% d’artisans, 5% de médecins et de professions de santé et 4% du clergé, soit 71% de noblesse et haute bourgeoisie. Le texte du Grand-Orient de France réglementant à cette même époque l’accès aux loges maçonniques stipule :
« Nul profane ne peut être admis avant l’âge de vingt et un ans. Il doit être de condition libre et non servile et maître de sa personne. Un domestique quel qu’il soit ne sera admis qu’au titre de frère servant [chargé du service matériel du temple]. (…) On ne peut recevoir aucun homme professant un état vil et abject, rarement on admettra un artisan, fût-il maître, surtout dans les endroits où les corporations et les communautés ne sont pas établies … Jamais on n’admettra les ouvriers dénommés compagnons dans les arts et métiers. »

Ainsi, les couches populaires sont exclues des Lumières, non seulement parce que les préoccupations des philosophes ne sont pas les leurs, mais aussi parce que les élites ont cherché volontairement à les en exclure. C’est une vision paternaliste qui persiste : il faut éduquer le peuple avant de l’intégrer aux corps décisionnaires, cette éducation pouvant prendre un certain temps. C’est l’impatience populaire qui conduira à la radicalisation de la Révolution, d’autant plus que les Lumières pénètrent toutefois une certaine catégorie du peuple par l’intermédiaire de la presse, des livres, du colportage, des affiches et des chansons.

Ainsi, si nobles progressistes et bourgeois se retrouvent au sein de ces salons, c’est d’abord parce que la philosophie des Lumières est avant tout une philosophie du bonheur individuel lié à l’amélioration des conditions de vie des élites :
« La vie mondaine des élites, qui confondent haute noblesse et grande bourgeoisie de finance et de négoce, stimule l’activité économique et la création intellectuelle. Un certain libertinage trouve là sa justification. Le tourbillon des fêtes galantes, la consommation des biens et des corps seraient conformes au progrès. »[12]

On retrouve au sein de la philosophie des Lumières la distinction entre les utilitaristes et les communautaires : les premiers s’appuient sur le raisonnement pour affirmer que l’intérêt collectif est fondé sur l’intérêt bien compris de chacun à se retrouver dans l’entraide de tous – ce que Tocqueville nommera « l’intérêt bien entendu » – ; les seconds défendent le sentiment pour affirmer que l’homme est naturellement poussé vers la sociabilité, autrement dit vers la « bienfaisance », distincte de la charité chrétienne. Les deux courants, le premier au titre de la raison et le second au titre de la nature, s’opposent à la domination de la religion.
Si le courant des Lumières ne s’adresse pas au peuple, il influence les élites qui mettront en place la société postérieure à l’Ancien Régime :
« Une telle rationalisation de la vie collective vise au bonheur de tous. Alors que la monarchie féodalo-absolutiste apparaît comme au service de privilégiés, la politique qui se réclame de la nature ou de la raison se veut la même pour tous. L’idéal pédagogique prétend à long terme égaliser les chances, sinon établir une égalité sociale. Mais à court terme, la réalité de l’ignorance des masses et la lenteur des progrès imposent au philosophe de parler au nom de la collectivité. (…) les Lumières se présentent comme une philosophie de la liberté ou comme une philosophie de l’égalité et débouchent sur la Révolution de 1789 ou sur celle de 1793.»[13]

Ainsi se dessine au sein des salons le clivage politique fondamental que nous connaissons encore aujourd’hui : libéralisme ou démocratie. C’est le premier qui interdira l’association en tant que « corps intermédiaire » après la Révolution française et remettra la souveraineté populaire à plus tard. C’est la révolution démocratique de 1848 qui la rétablira en introduisant le suffrage universel masculin.

C’est pourquoi la philosophie des Lumières reste conservatrice : elle prône certes l’égalité, mais l’égalité entre les élites nobles et bourgeoises, amenées à jouer un rôle de contrepoids au pouvoir monarchique, qui n’est pas remis en cause.
Ainsi, Montesquieu prône la séparation des pouvoirs et le renforcement des « corps intermédiaires », à savoir la noblesse et les parlementaires, permettant d’équilibrer le pouvoir du roi et de lutter contre les excès du monarque mais aussi du peuple.
« Pour Montesquieu liberté et prospérité vont de pair. Ses vœux vont donc à un sage compromis entre l’aristocratie et la bourgeoisie marchande : un compromis qui consolide les prérogatives de la première, mais laisse à la seconde toutes ses chances. »[14]

Edith Archambault écrit à propos de Montesquieu :
« Cette revendication d’une totale responsabilité sociale de l’Etat est très caractéristique de la mentalité française. Elle s’oppose à l’accent mis dans les pays anglo-saxons sur la responsabilité individuelle ; elle contraste aussi avec l’épanouissement de la société civile au XVIIIe siècle. »[15]

A la lumière de la situation hongroise, il nous semble au contraire que c’est l’Etat en France qui a mis en place les conditions d’épanouissement de la « société civile », l’absence de pouvoir royal en Hongrie ayant entravé la diversification de la société en marge d’un pouvoir nobiliaire fort. L’opposition entre Etat et « société civile » résulte, ainsi, d’une analyse contemporaine anachronique au regard d’une étude historique. Ainsi, René Rémond affirme, au contraire :
« Elle [l’opinion] rêve d’une refonte qui s’opérerait dans l’ordre et l’harmonie, avec l’assentiment et même l’initiative du pouvoir royal. L’esprit de la Révolution se définit par cette volonté de rationalisme qui prend le contre-pied du respect de la tradition propre à l’Ancien Régime, et ce rêve d’une unification qui ferait table rase de la diversité d’institutions accumulées depuis des siècles.»[16]

De même, Voltaire a été fortement séduit par le despotisme éclairé. Comme la majorité des philosophes des Lumières, il admire le système anglais fondé sur l’équilibre imposé au monarque par les Chambres représentant les élites aristocratiques et bourgeoises de la société.

Rousseau défend, lui, la souveraineté populaire par l’intermédiaire du Contrat social, fondé sur l’association d’individus libres et égaux qui prennent un engagement volontaire envers eux-mêmes et envers la cité. La volonté de s’associer n’est pas fondée, selon Rousseau, sur l’intérêt bien entendu mais sur la justice et la vertu de chacun : le contrat social défend une morale qui dépasse la simple addition des intérêts individuels pour devenir l’intérêt général.
« (…) la cité rousseauiste cherche à réunir en un tout deux types de lien social. C’est une « société » (Gesellschaft), une association contractuelle, rationnellement constituée en vue de fins précises, assurant notamment à chacun de ses membres la liberté, la sécurité, l’égalité en droit de la propriété. Mais la cité c’est aussi et même surtout une « communauté » (Gemeinschaft) de valeurs et de mœurs dont les membres sont réunis par des liens affectifs, personnels et directs, par une solidarité qui traduit leur appartenance à un « moi commun ». Autrement dit, le corps politique n’est pas seulement un moyen pour assurer la bonne marche des affaires publiques ; la cité est une patrie affectionnée par ses citoyens. »[17]

Rousseau réconcilierait l’explication utilitariste et communautaire de l’association. Cependant, le philosophe exècre également l’atomisation de la cité : l’association qu’il décrit est unique, monolithique ; elle n’est applicable qu’aux petites unités politiques éloignées de la complexification croissante de la société française.

Il y a donc une effervescence réelle de l’association en France, véhiculée par la philosophie des Lumières. Cependant, elle ne concerne pas la population entière : elle s’adresse à une élite défendant ses intérêts.
[1] Miklos Molnàr, op.cit. Page 146.
[2] René Rémond, op.cit. Page 53.
[3] Miklos Molnàr, op.cit. Page 142.
[4] René Rémond, op.cit. Page 49.
[5] Norbert Elias, La dynamique de l’Occident, coll. « Agora », Calmann-Lévis, 1975, Paris. Page 61.
[6] Norbert Elias, op.cit. Page 38.
[7] Norbert Elias, op.cit. Page 117.
[8] Norbert Elias, op.cit. Page 61.
[9] René Rémond, op.cit. Page 61.
[10] Edith Archambault, op. cit. Page 24.
[11] Daniel Roche, Les Français et l’Ancien Régime, A. Colin, 1984, Paris.
[12] Michel Delon, « Bonheur », chapitre 1.2 « Politique des Lumières » in Nouvelle histoire des idées politiques, dir. Pascal Ory, coll. « Pluriel », Hachette, 1987, Paris. Page 80.
[13] Michel Delon, op. cit. Page 82.
[14] Jean Ehrard, chapitre 1.2.2. « Montesquieu » in Nouvelle histoire des idées politiques, op. cit. Page 101.
[15] Edith Archambault, op.cit. Page 24.
[16] René Rémond, op.cit. Page 144.
[17] Bronislaw Baczko, chapitre 1.2.3. « Rousseau, rousseauismes » in Nouvelle histoire des idées politiques, op.cit. Page 117.

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