jeudi 4 octobre 2007

Sociologie de l'association : pourquoi s'associer ?

Pourquoi les hommes se regroupent-ils en association ? Cette question a été maintes fois débattue. Les uns, dénommés « utilitaristes », affirment que c’est la défense d’intérêts individuels ou collectifs qui pousse à l’association ; les autres, appelés « communautaristes », défendent l’existence d’une solidarité intrinsèque dépassant tout calcul. A partir de ce clivage sommaire s’est élaboré une longue série de théories et d’interprétations analysant la place de l’association dans notre société, ses rapports avec l’Etat et le marché. Le chercheur, dont les études et préconisations sont transmises aux décideurs politiques, s’inscrit nécessairement dans une lignée interprétative. C’est pourquoi il nous semble ici important, d’une part, de distinguer ces deux grands courants et, d’autre part, de rattacher les chercheurs précités au postulat défendu.

1. L’explication utilitariste
« (…) En somme, l’association occupe un espace laissé vacant par le marché et l’Etat en autorisant une défense du point de vue de l’usager soit directement par le recours à l’auto-organisation ou par l’association avec d’autres partenaires, soit indirectement quand l’initiative émane de professionnels ou de responsables administratifs conscients d’un manque dans l’offre existante, ou encore d’entrepreneurs mus par des convictions profondes. » [1]


Comme l’analyse Jean-Louis Laville, ce courant de pensée, lié à l’économie libérale, définit l’intérêt comme fondement de l’action humaine. Ainsi, ces chercheurs tentent de découvrir quel serait l’intérêt qui pousserait à fonder une association, en l’absence de but lucratif. Certains l’expliquent de manière individualiste par l’importance pour un dirigeant de faire adhérer un maximum de personnes à son projet, d’autres y voient la défense d’intérêts de groupes ne trouvant pas dans les lois du marché leur satisfaction. L’association peut aussi se substituer aux pouvoirs publics si le groupe qui la fonde juge que ses intérêts ne sont pas suffisamment défendus. C’est pourquoi – comme nous le verrons dans notre seconde partie – le courant libéral est fondé sur le pouvoir des juges et l’Etat de droit : devant la multiplication d’intérêts contradictoires, une instance délibérative doit être mise en place pour juger et départager. Ainsi, le courant libéral est également défini par le pragmatisme.

Cependant, certains utilitaristes tels que Harsanyi ou Gauthier dépassent la théorie utilitariste initiale pour tenter de démontrer que l’individu peut également avoir intérêt au désintéressement : c’est une stratégie indirecte qui pousse l’individu à être juste pour en récolter les fruits. De même, Philippe Chanial analyse les écrits de certaines figures libérales telles que Mme de Staël, Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville pour démontrer que leurs thèses sont à la limite de l’utilitarisme et tendent à le dépasser.[2]

Lester M. Salamon et Helmut K. Anheier font partie de ce courant : dans le prolongement de l’économie néo-classique, ils défendent la théorie du « choix institutionnel »:
« Selon ceux-ci, les services privés et publics rencontrent des obstacles qui les empêchent de couvrir toutes les demandes potentielles et qui expliquent la présence d’organisations privées non lucratives dont l’offre de services apparaît complémentaire, ce qui n’empêche pas certaines faiblesses propres aux associations tenant à l’absence d’incitation à l’efficacité et au paternalisme philanthropique. »[3]

Ainsi, le milieu associatif est là pour pallier les manquements de l’Etat d’une part, du marché d’autre part, si les intérêts ne sont pas satisfaits. Bien plus que défricheur de nouvelles actions face à de nouveaux besoins, il est véritablement un « tiers secteur ». Ce n’est donc pas un hasard si cette expression est employée dans les rapports édités par le Groupe de recherches sur le secteur à but non lucratif hongrois. Cependant, ce tiers secteur se définit par défaut : il ne peut se développer qu’en marge de deux forces dominantes. Ainsi, l’association se retrouverait en lutte perpétuelle contre l’Etat et le marché : l’association pallie les défaillances de l’Etat, qui pallie lui-même les manquements du marché, qui est à la base de tout.

Remise en cause sur le plan théorique par les analyses de politologues tels que Hannah Arendt et par des économistes tels que Karl Polànyi, le défaut majeur de cette théorie est de négliger l’analyse historique.
Comme nous le verrons dans notre seconde partie, les pages consacrées à l’histoire dans les ouvrages d’Eva Kuti et d’Edith Archambault ont un fil conducteur : décrire la lutte des associations contre l’oppression étatique. Nous nous attacherons donc à analyser ce postulat à la lumière d’ouvrages d’historiens.
« Comprendre le fonctionnement associatif passe nécessairement par l’adoption d’une méthode historique d’étude de ses phases de réponses aux évolutions de la société. »[4]

Bien plus, comme le remarque Jean-Louis Laville, « la place des associations est historiquement liée à l’Etat, à tel point que l’évidence répandue dans de nombreuses publications selon laquelle les associations fleuriraient quand l’Etat est absent ou se désengage est contredite par les faits.

2. L’explication communautaire : l’associationnisme civique
Le communautarisme rejette la démarche rationaliste et individualiste.
« Selon lui l’individualisme libéral relève d’une conception anhistorique, asociale et désincarnée du sujet. L’individu comme atome, sans attaches exerçant sa capacité de choisir objectivement et indépendamment de la situation dans laquelle il est placé est une fiction parce qu’il est impossible de définir droits et libertés hors d’une communauté où peut être faite l’expérience d’une compréhension mutuelle. (…) La référence à l’intérêt et au contrat échoue à rendre compte des créations associatives où le sentiment subjectif d’appartenance est premier. »[5]

Le M.A.U.S.S., Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales, défend notamment ce postulat :
« Si la démocratie ne s’épuise pas dans l’argent et le pouvoir, c’est peut-être qu’elle repose principiellement sur une autre force productive, la solidarité. »[6]

Ainsi, le courant communautaire critique le libéralisme en l’accusant de détruire le lien social, en voulant le remplacer par la pure rationalité et le contrat. L’association, au contraire, suppose la confiance et la reconnaissance mutuelle, mais aussi l’inscription volontaire dans un groupe pour créer un lien intersubjectif.

Si l’opposition entre utilitaristes et communautaristes relève effectivement de deux courants de pensée opposés, l’association relève – dans les faits – des deux conceptions : « le meilleur moyen, à notre sens, pour dépasser cette aporie est de retrouver l’originalité fondamentale de l’association qui est de s’inscrire dans l’espace démocratique en revendiquant la liberté et l’égalité entre ses membres. »[7]
Comme nous allons le démontrer dans notre seconde partie, la division sociétale entre Etat, marché et société civile semble quelque peu réductrice à la lumière de l’analyse historique. En effet, l’Etat a durablement joué un rôle moteur dans le développement des initiatives privées.
Cependant, si l’on considère la nature même de l’association, celle-ci peut tout aussi bien suivre une démarche utilitariste que communautaire, à savoir défendre des intérêts particuliers – notamment des intérêts de groupe ou de classe – ou bien s’inscrire dans un lien plus large de partage et de solidarité.
[1] Jean-Louis Laville et Renaud Sainsaulieu, Sociologie de l’association, coll. « Sociologie économique », Desclée de Brouwer, 1997, Paris.
[2] Philippe Chanial, op.cit. , Justice, don et association, « La délicate essence de la démocratie », Coll. « Recherches », Série « Bibliothèque M.A.U.S.S. », La Découverte, 2001, Paris. Deuxième partie.
[3] Jean-Louis Laville, op.cit. Page 77. D’après l’ouvrage de L. Salamon, Partners in Public Service : Governement-Non Profit Relations in the Modern Welfare State, The John Hopkins University Press, 1995, Baltimore.
[4] Jean-Louis Laville, op.cit. Page298.
[5] Jean-Louis Laville et Renaud Sainsaulieu, op. cit. Page 46.
[6] Philippe Chanial, op.cit. Page 48.
[7] Jean-Louis Laville et Renaud Sainsaulieu, op. cit. Page 51.

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