jeudi 4 octobre 2007

Sous le communisme en Hongrie : la révolution démocratique écrasée

Les signes du dégel donnés par le XXe Congrès du parti soviétique durant lequel Khrouchtchev dénonce les crimes staliniens fait souffler un incroyable vent de liberté. Le détonateur de la révolution de 1956 est donné par la réhabilitation et les obsèques publiques de Rajk : 100 000 personnes manifestent alors en silence.
Le 23 octobre, en solidarité avec les Polonais, les étudiants, artistes et écrivains se réunissent au pied de la statue de Petöfi et proclament une revendication en 12 points, comme l’avait fait Kossuth lors de la révolution de 1848. Au fur et à mesure de la journée et notamment après la sortie des usines implantées par la force par le régime soviétique, les milliers d’ouvriers rejoignent la foule, qui atteint alors 300 000 personnes. La radio est prise, la statue de Staline déboulonnée. Si la police politique ouvre le feu sur la foule, la police municipale fournit, elle, des fusils aux insurgés.
L’Armée Rouge est appelée au secours : la manifestation, devenue révolte se transforme alors en révolution. Après cinq jours de lutte, Imre Nagy est nommé Premier ministre. Malgré son appel au calme, la lutte pour la liberté se poursuit. Le parti finit par être dissous : les petits propriétaires, les sociaux-démocrates et les paysans intègrent le cabinet. Si les insurgés cessent les combats, ils demandent cependant des comptes au nouveau pouvoir.
Un nouveau système politique et social renaît de ses cendres en l’espace d’un instant : le multipartisme est instauré ; police, armée et insurgés assurent l’ordre ensemble, malgré des débordements dans les deux camps.

La grande originalité de la révolution hongroise est sans conteste sa spontanéité : si un noyau dur formé par l’intelligentsia a donné une impulsion décisive, elle a été très rapidement rejointe par une foule disparate unie autour de la défense de la liberté et de l’indépendance nationale. Rapidement, cette foule s’organise en créant des organes d’autogouvernement : comités nationaux, conseils révolutionnaires, conseils ouvriers, assurant la direction d’un quartier, d’une institution, d’une usine.
Alors que les conseils révolutionnaires organisent la vie politique, les conseils ouvriers gèrent le volet économique. Les conseils sont, dans un premier temps, la seule alternative aux partis, mais un parti qui serait directement issu du peuple sans idéologie ni théorie préalable. C’est la confiance qui en lie les membres et la force de conviction qui en distingue les meneurs. Ces groupes, issus de la survivance de liens amicaux ou de voisinage, se fondent sur la souplesse des débats et sur une volonté de s’inscrire durablement dans le temps. Comme le mentionne Hannah Arendt, « au sein de chaque groupe disparate la formation d’un conseil a transformé une coexistence de pur hasard en une institution politique. » De plus, ces associations démocratiques spontanées ont très rapidement couvert de larges secteurs d’activité.
« (…) révolution spontanée, pluraliste, multiforme, sans direction centrale ni tendance dominante si ce n’est la volonté commune d’indépendance nationale et de liberté civile. Le dénominateur commun, à part le sentiment national, est l’élan vers une société civile multiple et policée. Personne n’a même entendu parler de société civile, mais, du village perdu à la grande usine, en passant par les associations d’écrivains, d’artistes ou de croyants, chacun a saisi une parcelle du pouvoir appartenant aux citoyens. »[1]

La révolution de 1956 est, en ce sens, est la première expérience réellement démocratique de la Hongrie : le communisme ayant détruit les clivages sociaux en instaurant un régime de peur, l’individu est seul défenseur de sa propre liberté. A la communautarisation soviétique forcée, le peuple répond par un élan communautaire spontané qu’il n’avait jamais connu auparavant. En l’absence de classes, ce n’est pas la défense d’intérêts qui engendre la révolution mais la volonté commune de vivre dans un pays libre. Les associations formées alors pourraient être les premiers cercles démocratiques tocquevilliens de toute son histoire : chacun organise un pan de la société pour le bien de tous, pour le bien commun.
«Si une chose telle qu’ « une révolution spontanée » à la Rosa Luxemburg – ce soulèvement soudain d’un peuple opprimé, luttant pour la liberté et pratiquement rien d’autre, sans le chaos d’une défaite militaire qui le précéderait, sans le recours aux techniques du coup d’Etat, sans le réseau dense d’un appareil d’organisateurs et de conspirateurs, sans la propagande déstabilisante d’un parti révolutionnaire, c’est-à-dire ce que tout le monde, les conservateurs comme les libéraux, les radicaux comme les révolutionnaires, avait rejeté tel un beau rêve – si donc une telle révolution a jamais existé, alors c’est nous qui avons eu le privilège d’en être les témoins. (…) C’est dans l’essor des conseils, et non dans la restauration des partis, que se trouve le signe évident d’une véritable renaissance de la démocratie contre la dictature, de la liberté contre la tyrannie. »[2]

L’initiative est portée par les élites du système soviétique, l’intelligentsia, qu’un endoctrinement décennal n’a pas suffi à asservir. La population reste pleinement consciente du mensonge de l’envahisseur. L’union des communistes, fers de lance du mouvement, et de la population, montre à quel point la distance critique avait pu être maintenue.

Et pourtant … peu ou prou d’historiographies mentionnent le retour des slogans antisémites dès le deuxième ou troisième jour de la révolution. Et il est peu mentionné, que les Hongrois fascistes admirateurs de Hitler et de Szàlasi, passés en Autriche, refont alors leur apparition au sein des manifestations. D’ailleurs, les villes frontalières déplorent plus de massacres que la capitale. Enfin, la traque des Juifs parmi les dissidents réfugiés en Autriche durant la révolution laisse à penser qu’un sentiment nationaliste aux relents inavouables a également accompagné la révolution démocratique.

Qu’est-ce que la révolution de 1956 aurait pu donner ? De quel régime aurait-elle pu accoucher ? D’un nationalisme conservateur fondé sur l’aristocratie catholique comme l’a prôné le cardinal Mindszenty ? D’une démocratie socialiste menée par Imre Nagy ? Dans cette seconde perspective, les sociaux-démocrates opprimés par les communistes l’auraient-il rallié, permettant la formation d’une « troisième voie » tant rêvée entre capitalisme et communisme ? L’écrasement de la Hongrie par l’Armée rouge ne nous permet malheureusement pas de répondre à ces interrogations. Cependant, on peut affirmer que le type d’association fondé spontanément durant cette courte révolution laisse à penser que la démocratie n’était plus une voie étrangère à la Hongrie. Ainsi, c’est encore une fois à la lumière des associations que se mesure les évolutions sociales et politiques et la capacité d’un peuple de défendre des valeurs démocratiques.
Si la révolution est écrasée, les protestations se poursuivront de manière silencieuse, notamment par désertion des lieux publics lors des dates anniversaires d’octobre 1956. Par ailleurs, les samizdats ne cesseront de circuler sous le manteau, au sein de groupes informels et amicaux réunis clandestinement.
[1] Miklos Molnàr , Histoire de la Hongire, op. cit. Page 408.
[2] Hannah Arendt, « Réflexions sur la révolution hongroise » in Les origines du totalitarisme, op. cit. Page 899 et 925.

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