jeudi 4 octobre 2007

"Les Trois Europes" : le pouvoir d'Etat : absolutisme et despotisme

a) En France : le règne du pouvoir absolu
« Absolutisme n’est pas synonyme d’arbitraire. Ce que les philosophes ou les politiques appellent arbitraire au XVIIIe siècle est le despotisme dont ils trouvent l’exemple dans l’Empire ottoman où le bon plaisir du sultan, qui n’est contenu par aucune morale, ni aucune loi fondamentale, est la seule règle. (…) L’absolutisme consiste en un pouvoir qui n’est pas partagé et réside tout entier dans la personne du roi. (…). Si la seigneurie et la ville libre ne sont plus à l’échelle des temps modernes, la monarchie apporte une réponse adéquate aux problèmes qui surgissent de l’évolution générale. (…) on peut penser que la monarchie absolue est la forme moderne de l’Etat, la modalité du gouvernement la mieux adaptée aux exigences du temps.»[1]

Le pouvoir royal s’est affirmé en France contre celui des seigneurs locaux d’une part, contre celui de l’Eglise d’autre part. Ainsi, le Roi est celui qui protège sa population de l’insécurité en constituant une armée, une police et un corps judiciaire ; il est aussi celui qui protège le paysan de l’arbitraire du seigneur et celui qui lutte contre la toute-puissance de la noblesse en intégrant le tiers-état via la bourgeoisie à son administration ; il est celui qui concourt au développement économique et social du pays par l’intermédiaire de cette administration ; il est enfin celui qui pallie les manquements de l’Eglise dans les affaires sociales en venant en aide aux nécessiteux. Si l’administration n’est alors pas aussi développée que dans nos sociétés contemporaines, elle est cependant synonyme d’une plus grande égalité au sein de la population française. Ainsi, le pouvoir royal est considéré par les bourgeois des villes comme protecteur des libertés, et notamment celle de s’associer.
Progressivement, cette protection finira par revêtir un caractère de plus en plus contraignant. Ainsi, sous l’Ancien Régime, l’individu est non seulement soumis à la segmentation sociale des trois ordres, mais aussi contraint à évoluer au sein des corporations et de communautés cloisonnées, étroitement surveillées par le pouvoir politique. C’est dans le secret que les ouvriers créent le compagnonnage, en marge des jurandes contrôlées par les maîtres, et que des confréries laïques se développent à côté des confréries religieuses.
Par ailleurs, l’Etat assure un pouvoir central fort au détriment des gouvernements régionaux, qui vont chercher à gagner de l’autonomie durant les dernières années de l’Ancien Régime. La Révolution française instaurera brièvement une décentralisation poussée avant de revenir à un pouvoir très fortement centralisé.
Cependant, la Révolution n’est initialement pas tournée contre le pouvoir royal mais contre la société d’ordres. Comme nous l’avons analysé plus haut, la bourgeoisie a grandement bénéficié du monopole étatique. Ce n’est qu’en 1792 que la royauté est supprimée et la République proclamée.
« Dans un premier temps, ce n’est pas contre la monarchie qu’elle [la Révolution] est dirigée, c’est contre l’inégalité, les privilèges, les ordres. Par la suite, elle déviera et d’antinobiliaire deviendra anti-monarchique parce que la royauté n’aura pas su se démarquer à temps des ordres privilégiés. »[2]

Cette remarque de René Rémond est d’importance pour la suite de notre étude.
En effet, la faible activité marchande de la bourgeoisie en France et l’inexistence de celle-ci en Hongrie ont conduit l’Etat à assurer le monopole des initiatives, tant économiques que sociales. Dans les deux pays, la prééminence de l’Etat est une caractéristique primordiale à la compréhension du développement associatif.
Cependant, l’étude historique permet de nuancer fortement les thèses développées par bon nombre de recherches contemporaines d’influence libérale opposant de manière, à notre avis simpliste, Etat et « société civile », et notamment celle conduite par le programme John Hopkins de Comparaison Internationale du Secteur sans But Lucratif encadrée par Lester M. Salamon et Helmut K. Anheier, qui fait aujourd’hui autorité en Hongrie. En effet, c’est paradoxalement parce que l’Etat n’a pas été assez ferme envers la noblesse que l’Ancien Régime s’est, entre autres, effondré ; et c’est parce qu’elle n’a pas eu le pouvoir suffisant pour dissoudre les ordres et les privilèges que la monarchie a été supprimée et la République proclamée en 1792 seulement. De même en Hongrie, les nombreuses réformes introduites par Joseph II ont échoué, ne permettant pas de briser le pouvoir des magnats et le monopole de la noblesse, ce que la Révolution est parvenue à faire en France.
Assimilant trop hâtivement et de manière anachronique l’Etat des siècles passés à un régime uniquement autoritaire, le courant libéral cherche des justifications historiques à la suppression de l’autorité publique au profit des initiatives privées dans notre société contemporaine. Citons ici Edith Archambault, qui a mené l’étude française du programme précité :
« La théorie américaine selon laquelle il existe un conflit inhérent et inéluctable entre l’Etat et le tiers secteur (James, 1989) s’applique bien à la France pendant la période 1789-1901. L’Etat combat alors autant, à droite, les associations corporatistes ou cléricales que, à gauche, les associations autogestionnaires ou anarchisantes. Cette attitude politique explique à la fois le retard relatif du tiers secteur par rapport à d’autres pays développés et la faiblesse des dons et du bénévolat en France, car un Etat jacobin engendre des citoyens passifs qui s’adressent au gouvernement pour résoudre les conflits de la vie collective et subvenir à tous les besoins sociaux. »[3]

Sans s’appesantir ici sur la notion de « tiers secteur », qui nous semble anachronique pour la période 1789-1901, notre analyse tend à démontrer que pouvoir étatique fort et faible développement associatif ne sont pas liés sui generis. C’est parce que l’Etat a assuré un rôle moteur dans les échanges marchands internationaux que la bourgeoisie a pu se développer en France, et c’est parce que l’Etat a intégré la bourgeoisie au corps administratif que celle-ci a bénéficié d’un pouvoir politique. Enfin, c’est justement parce que l’Etat a été faible en Hongrie que les états nobiliaires ont figé le pays durant des siècles, s’attachant aux revenus terriens et asservissant la majeure partie de la population. Certes, le modèle britannique est alors beaucoup plus ouvert à la liberté d’opinion et tolérant en matière religieuse, mais il s’appuie également sur une élite, le Parlement aristocratique. Comme le note René Rémond, « dans cette variété d’expériences et de régimes, il n’y a rien, ni de près ni de loin, qui s’apparente à la démocratie. »[4]

b) En Hongrie : échec du despotisme éclairé
L’appellation de « despotisme éclairé » a été donnée par les historiens du XIXe siècle a posteriori aux régimes d’Europe centrale et orientale. Apparus plus tardivement que l’absolutisme, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, il le prend pour modèle et en emprunte de nombreuses caractéristiques : lutte contre la noblesse et l’Eglise, lutte contre les privilèges, développement d’une administration forte. En Hongrie, il est introduit par Marie-Thérèse (1740-1780) et Joseph II (1780-1790).
« Sa fonction fut de permettre à ces pays de rattraper le retard pris par rapport à la monarchie absolue et d’entreprendre, ou de hâter leur modernisation. (…) Il vise à instaurer un ordre rationnel : la simplification, l’uniformisation, la codification qui caractérisent son activité, se rattachent à ce grand dessein de rationalité où la puissance de l’Etat trouve son compte. (…) Les despotes éclairés à l’Est, la Révolution à l’Ouest ont travaillé dans le même sens à substituer la raison à la tradition. »[5]

Après la victoire sur les Ottomans, Vienne poursuivit dans un premier temps une politique d’apaisement des classes dominantes. Ainsi, les villes restent dépendantes du pouvoir des nobles, qui siègent à la Diète. Celle-ci constitue un véritable contre-pouvoir à la royauté. Si aux états généraux français de 1614-1615, le tiers état est représenté par des officiers et des bureaucrates royaux, deux marchands et un laboureur, en Hongrie, au contraire, le bas clergé et la petite noblesse occupent la majorité des sièges.

Le règne du despotisme éclairé engendre cependant une certaine modernisation du pays et une intervention importante de l’Etat : nouveau système de taxation, allègement du servage, réformes en matière d’éducation, contrôle accru des corporations par les municipalités et contrôle étatique des fondations privées.

Durant le règne de Marie-Thérèse, les écoles primaires se multiplient, même si leur nombre correspond aux régions les plus arriérées en France ; de même, les niveaux secondaire et universitaire sont développés.
Elle accorde également une attention importante au secteur social en s’appuyant sur les fondations déjà existantes en Hongrie, ce qui tend à affirmer qu’un milieu associatif a réussi à perdurer. Une première loi datant de 1723 donnait droit à l’Empereur, Roi de Hongrie, de contrôler financièrement ces fondations. Une deuxième directive est promulguée en 1768 par Marie-Thérèse, stipulant :
« Afin de mettre en œuvre les conditions nécessaires à l’approvisionnement des pauvres, les administrateurs des comitats doivent précisément faire l’inventaire du nombre et du type de fondations de lutte contre la pauvreté existent dans leurs comitats. Où sont ces fondations ? Comment sont-elles gérées ? Par qui ? Leurs actions sont-elles en accord avec les prérogatives fixées par leurs fondateurs ? Y’a-t-il une permanence garantie ? Si une part de leurs dotations a été perdue, qui doit en être accusé ? Y’a-t-il un quelconque espoir de pouvoir récupérer les revenus de ces fondations ? »[6]

Les despotes éclairés ne se contentent pas de contrôler les fondations existantes et d’exercer leur autorité : ils en créent également de nouvelles de leur propre initiative privée. Ainsi, Marie-Thérèse crée plusieurs fondations favorisant l’éducation. Parmi elles, la Fondation d’Aide aux Orphelins établie en 1775 à Debrecen. Par ailleurs, lorsque l’ordre jésuite est dissous en 1773, elle ne transfère pas les biens à l’Etat, mais crée un Fonds d’Education fonctionnant en tant que fondation indépendante régie par des lois publiques. Joseph II agira de même en 1782, en créant le fonds catholique nommé Cassa Parochium suite à la dissolution de plusieurs ordres monastiques. L’université catholique bénéficiera également du même statut.

En effet, Joseph II va encore plus loin dans les réformes. En 1781, il promulgue l’édit de Tolérance, mettant fin à la censure et aux discriminations envers les communautés protestantes, les juives et orthodoxes.
Parallèlement, il lutte énergiquement contre le pouvoir religieux et nobiliaire en supprimant les congrégations, exceptés les ordres enseignants et hospitaliers : 738 couvents sont ainsi transformés en écoles. Il instaure également le mariage civil et transforme les diocèses et les comitats en unités administratives. Les derniers bastions du pouvoir de la noblesse, les comitats, sont définitivement supprimés en 1785. En 1784, il déclare l’allemand langue officielle, seule capable selon lui de former les élites pour un Etat moderne. Le règne de l’administration se propage également par l’introduction du recensement et du cadastre en 1784.
Enfin, un impôt unitaire pour les nobles et les paysans est introduit en 1789, tentant d’améliorer la situation des paysans, sans cependant définitivement abolir le servage.

A ces tentatives de réformes sociales audacieuses et radicales s’ajoutent le mouvement des idées et l’influence des Lumières : les livres et la presse bénéficient d’un essor important. Le prince Ràkosi publie en 1705 en latin et allemand le Mercurius Hungaricus et en 1780 paraissent les premiers journaux en langue hongroise, le Magyar Hirmondo (Nouvelliste magyar) puis le Magyar Kurir (Courrier magyar), publiés à Vienne. Enfin, parallèlement aux hôpitaux se multiplient également les conservatoires, les bibliothèques et les théâtres.

L’essor du milieu associatif est alors significatif. Cependant, s’il bénéficie grandement des mesures prises par les despotes éclairés, il se constitue en réaction contre lui. Là encore, c’est paradoxalement l’ouverture et la modernisation de la société introduite de manière volontariste par un Etat autoritaire qui concourt au développement d’une opposition radicale en son sein : le monarque reste le symbole d’une oppression étrangère.

Ainsi, malgré de nombreuses réformes, la pesanteur de la structure archaïque persiste : suivant les chiffres de Miklos Molnàr, la population compte 80% de paysans, 5% de noblesse et une très faible bourgeoisie. Les plaintes des paysans asservis au second servage arrivent jusqu’à Marie-Thérèse, mais celle-ci reste dépendante des nobles pour asseoir son pouvoir.
Si l’influence baroque se fait sentir dans l’architecture des villes la construction de palais tels que celui d’Eszterhàzy, la domination des magnats et des prélats est totale : 200 familles les plus riches règnent sur 400 000 pauvres.
Cette minorité conduit, certes, selon l’expression de Norbert Elias, un « processus de civilisation », développant un mode de vie brillant, européen, entourée de savants et d’artistes venus de l’Europe entière, mais le courant des Lumières ne sert qu’une minorité. La noblesse reste l’incarnation de la nation, ce qui fait dire à un député de la Diète que la nation appartient « au peuple privilégié ».
« (…) le philosophe, à la façon des libertins du XVIIe siècle, ne cesse de se défier des appétits brutaux de la populace. Mais il place aussi son espoir dans l’éducation puisqu’il croit que ce peuple mystifié, fanatique et violent, abruti par son aliénation et sa misère peut être élevé peu à peu jusqu’aux lumières de la raison. »[7]

C’est chez les physiocrates que l’on trouve la défense du despotisme éclairé. Ces derniers lient intimement politique et économie, en s’appuyant sur le revenu agricole.

« Dans le domaine économique, les physiocrates apparaissent comme les défenseurs d’une forme de libéralisme reposant sur l’agriculture et favorisant les propriétaires fonciers, tandis qu’en politique ils prônent ce qu’ils ont eux-mêmes appelé « le despotisme légal ». »[8]

De fait, si la population des villes grandit, le territoire hongrois comptant à la fin du XVIIIe siècle plus de soixante villes libres royales dont une vingtaine comptabilisent plus de 10 000 habitants, il n’y a que 7% d’urbanisation contre 12 en France. La ville abrite les roturiers libres et les diplômés Cependant, la bourgeoisie émancipée ne représente que 1,5 à 2% de la population totale. Il n’y a pas de véritable classe urbaine libre comptant en son sein des bourgeois, des travailleurs et des intellectuels.

Ainsi, si le despotisme éclairé a permis d’introduire de nombreuses réformes, la modernisation de la société hongroise reste toute relative. Absence de bourgeoisie, pouvoir d’une minorité privilégiée sur une population pauvre et asservie et lutte autoritaire de l’Etat sont des caractéristiques prégnantes de la société hongroise.
« Le despotisme éclairé se caractérise donc par des pratiques interventionnistes qui fondent, quand elle n’existait pas déjà, une tradition autoritaire qui se perpétuera jusqu’au XXe siècle. (…) Toutes les fois que nous sommes en présence d’un réformisme par le haut, nous avons vraisemblablement affaire à la postérité du despotisme éclairé. (…) on peut se demander si le gouvernement de Staline, qui représente une des formes de pouvoir les plus concentrées, les plus autoritaires que le monde aient connues, mais au service d’un programme de réforme, n’était pas le dernier avatar de cette tradition russe du despotisme éclairé. »[9]
[1] René Rémond, op.cit. Page 90-92.
[2] René Rémond, op.cit. Page 74.
[3] Edith Archambault, Le secteur sans but lucratif, Economica, Paris, 1996. Page 45.
[4] René Rémond, op.cit. Page112.
[5] René Rémond, op. cit. Page 100.
[6] Eva Kuti, op.cit. Page 20.
[7] Jean-Marie Goulemot, chapitre 1.2.1. « Despotisme éclairé ? » in Nouvelle histoire des idées politiques, op. cit. Page 85.
[8] Jean-Marie Goulemot, op.cit. Page 88.
[9] René Rémond, op. cit. Page 101.

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